N. VALENTINOV relations de camaraderie. Nous [Potressov et Lénine] étions naguère amoureux de Plékhanov; et s'il n'y avait pas eu cet amour, si nous l'avions regardé de sang-froid, nous nous serions comportés autrement, nous n'aurions pas subi cette véritable catastrophe. Les camarades plus jeunes « faisaient la cour » à l'ancien parce qu'ils l'aimaient immensément. Mais il introduisait dans cet amour une atmosphère d'intrigue. 11 nous forçait à nous sentir, non comme des frères cadets, mais comme de jeunes nigauds, comme des pions qu'on pousse à son gré sur l'échiquier. Ce fut la plus rude leçon que la vie m'ait donnée, une leçon d'une grossièreté humiliante. Le jeune amoureux reçoit de l'objet même de son amour cette amère leçon : il faut se comporter avec tout le monde sans aucune sentimentalité, il faut garder un caillou dans sa manche. Adieu la revue. Abandonnons tout et partons pour la Russie. Tout s'arrangeait au mieux après de longs échecs et difficultés, et tout à coup le tourbillon s'élève, et tout s'effondre de nouveau. Est-ce bien moi, l'ardent adorateur de Plékhanov, qui lui parle avec tant de colère et qui vais, les lèvres serrées et l'âme affreusement glacée, lui tenir des propos froids et blessants, lui signifier la rupture? Tu n'es qu'un sot si tu ne vois pas que nous ne sommes plus les mêmes, qu'une nuit a suffi à nous transformer ... La rupture n'eut pas lieu. Plékhanov comprit qu'il était allé trop loin et, ne trouvant pas auprès d' Axelrod et de Véra Zassoulitch l'appui nécessaire, il battit en retraite. L' Étincelle ne s'éteignit pas, et parut sous la direction commune de Plékhanov, Axelrod, Véra Zassoulitch, Lénine, Potressov et Martov. On décida de ne parler à personne de ce qui s'était passé. « Extérieurement, conclut Lénine, on aurait dit qu'il ne s'était rien passé. Mais à l'intérieur une corde s'était rompue, et la belle amitié d'autrefois avait fait place à de nouvelles relations d'affaires, sèches, et bien conformes à ·l'aphorisme Si tu veux la paix., prépare la guerre. » Ce que Lénine appelait la « catastrophe », ce n'était pas seulement l'ébranlement psychologique après lequel il se donna pour règle d'avoir toujours « un caillou dans sa manche». La catastrophe eut encore d'autres conséquences, plus importantes. C'est à ce moment, fin août 1900, que commence chez Lénine l'étouffement de l'état d'âme et de la disposition d'esprit que j'ai qualifiés de « menchévistes ». Avec son amour pour Plékhanov disparaît sa subordination idéologique envers lui et aussi envers Axelrod. Il reconnaît en Plékhanov une grande force, mais il ne verra jamais plus en lui un supérieur, comme théoricien et comme révolutionnaire. Aussi y eut-il, pendant les trois années de direction commune de L' Étincelle., de constantes altercations entre les deux hommes sur des questions de tactique et de programme. Il n'était pas tout à fait vrai qu'après la « catastrophe », une nuit avait suffi à transformer Lénine. Loin de se transformer, il avait rejeté une influence étrangère et était revenu à lui-même, à son moi authentique, qu'il n'était plus disposé à enchaîner. Quel était donc ce moi? Lénine était au nombre des possédés. Ce n'était pas lui qui avait des idées, c'étaient les idées qui le possédaient. Mais quelles idées? Celles de Marx? Je pense avoir suffisamment montré qu'on ne saurait enfermer l'esprit politique Biblioteca Gino Bianco 165 de Lénine dans l'étui du seul marxisme, bien que de l'extérieur, cet étui paraisse l'envelopper tout entier. Je répète qu'avant de connaître Marx, Lénine avait subi l'influence considérable de Tchernychevski. Et son retour à lui-même ne pouvait être rien d'autre qu'un retour à Tchernychevski, lequel l'avait « chargé », lui avait inspiré des principes inoubliables, entre autres sur ce que doit être un révolutionnaire. La preuve irréfutable du retour de Lénine à Tchernychevski est son article « Les pourchasseurs du zemstvo et les Annibals du libéralisme », paru en 1901 dans la revue Zaria. Il fut critiqué par Plékhanov, Véra Zassoulitch et Axelrod, et Lénine accepta d'y faire quelques modifications, mais se refusa à le remanier entièrement. Cet article est pénétré de la même haine farouche à l'égard du libéralisme que sa première œuvre de 1893-1894. L'auteur s'était visiblement écarté de Plékhanov et d' Axelrod. « Le vent avait repris les mêmes circuits. » Fustigeant la politique « timorée », « pharisienne », « flasque », « méprisable » des libéraux russes depuis les années 60, Lénine ne voulait absolument pas tenir compte du fait que le libéralisme n'a dans aucun pays mis au premier plan la violence, qu'il a toujours préféré les réformes à la révolution sanglante, s'est toujours efforcé d'employer des voies légales et d'éviter de chauffer à blanc la haine des masses qui le suivaient. Et Lénine exigeait des libéraux russes, dans la lutte contre le tsarisme, une tactique exactement identique à celle du parti révolutionnaire. Il leur faisait honte de ne pas vouloir « la lutte implacable», de prétendre remplacer « la lutte révolutionnaire par la lutte pour les réformes », de sympathiser avec_ la « conception de l'évolution pacifique et légale», de se refuser à « provoquer la haine et l'indignation, à attiser la volonté et la passion de la lutte» dans les masses populaires. Prenant la défense de Tchernychevski contre les libéraux qui le « grignotent », il conclut en reconnaissant au libéralisme le rôle de simple serviteur des révolutionnaires qui font l'histoire. Sur les demandes redoublées de Plékhanov, qui l'invitait à « s'exprimer en langage diplomatique », Lénine remplaça sa phrase sur le libéralisme par une autre qui était au fond presque la même : « L'union des libéraux est utile pour appuyer la lutte illégale, et non pour faire des phrases sur le sens de l'activité légale. » Dans cet article, Lénine voit les rapports entre les classes, les partis et leurs idéologies sous un jour très étrange. C'est l'éclairage de Kokouchkino, la conception de Tchernychevski sur les « hommes nouveaux » dont la parole sera strictement « accomplie par tous». Un fait confirme que Lénine, quittant Plékhanov et ses opinions du temps de la prison et de la déportation, était alors revenu dans le sillage de Tchernychevski : au cours de la même année 1901, il commença à écrire Que faire ? qui parut en 1902. De plus, en 1904, dans son livre Un pas en avant., deux pas en arrière., il rompit tous les liens idéologiques avec le menchévisme, liens qui devaient disparaître à jamais, malgré les tentatives d'union faites ultérieurement.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==