N. VALENTINOV disparaît au point que dans un très curieux article, « L'Héritage que nous refusons» (1897), il repousse les idées populistes et fait remonter le marxisme russe au conservateur libéral Skadline. Nous savons aujourd'hui, par sa réponse à Vorovski, que Lénine avait déjà lu à Kokouchkino, en 1888, les articles de Skadline, cc Dans la brousse et dans la capitale », publiés en 1867-1868 dans Les Annales de la Patrie, et plus tard en volume.* Engels, dans sa brochure Soziales aus Russland, parue en 1875, rééditée et complétée en 1894, puis publiée en russe la même année dans la traduction de Véra Zassoulitch, cite le livre de Skadline au nombre des ouvrages intéressants sur l'affranchissement des paysans en Russie. Ayant pris connaissance à l'étranger de cette appréciation, Lénine, qui considère comme parole d'évangile tout ce qu'ont dit Marx et Engels, se remet à Skadline, dont il a le livre en prison (il l'avait trouvé peu après son retour de l'étranger), puis en Sibérie, et les citations de cette œuvre constituent le fond de son article « L'Héritage que nous refusons ». Lénine savait que Skadline était un bourgeois, mais, le mettant respectueusement au rang de « ceux qui nous ont éclairés », il voulait voir en lui une sorte de « précurseur » du marxisme. Il loue Skadline de ses observations lucides sur les survivances du servage, de sa critique des castes, de la commune paysanne, de la <c caution solidaire ». Il le félicite de croire que « l'abolition du servage apportera la prospérité générale ». Skadline, selon lui, est de ceux qui, dans les années 60, étaient partisans de <c l' européisation générale de la Russie », des « formes de vie européennes », des « idéaux européens », de la « culture occidentale ». Il oppose Skadline aux populistes qui ont « toujours fait la ·guerre aux gens qui aspiraient à l' européisation de la Russie », ont inventé des voies de développement « spécifiquement russes », ont nié le caractère progressiste du capitalisme de l'Europe occidentale, ont prétendu qu'il fallait cc se détourner » de cette route et en prendre une autre, hors du capitalisme. La conclusion de Lénine est la suivante : les idées populistes, bien qu'elles aient inspiré pendant des dizaines d'années l'intelligentsia radicale et révolutionnaire, sont à repousser; il faut accepter l'héritage de Skadline, des hommes de lumières, des représentants de la bourgeoisie libérale progressiste ; cet héritage est beaucoup plus proche du marxisme que le populisme. Convaincu du caractère hautement progressiste du capitalisme, repoussant tout ce qui pouvait en • entraver le développement, voulant éviter la ruine du capitalisme agraire, Lénine établit en conséquence un programme agraire des plus modérés, où il est question de donner aux paysans non les terres des propriétaires, mais seulement celles qui leur ont été enlevées en 1861 et servent, cc entre les mains des propriétaires, d'instrument d'asservissement des paysans». Il n'est pas difficile de démontrer (et il est surprenant que personne ne •Voir L, Contrat Social, mai 1957, pp. 101 à 110. Biblioteca Gino Bianco • 163 l'ait fait), que le programme des parcelles, ou des « rognures » comme les appelaient les socialistes-- révolutionnaires, avait été inspiré à Lénine par le livre du même Skadline. Ce dernier, dans les années 80, avait d'ailleurs cessé d'être un conservateur libéral pour devenir un réactionnaire acharné. Les bonds et les tournants brusques sont bien dans la nature de Lénine : en 1906, il saute sans transition des parcelles à la confiscation de toutes les terres des propriétaires. Mais pendant des années il avait défendu passionnément son programme des parcelles réservées et l'avait fait adopter en 1903 par le congrès du Parti. La période qui s'étend entre le retour d'Europe (fin 1895) et la fin de la déportation (janvier 1900) constitue une tranche à part dans la vie de Lénine, pendant laquelle son esprit, ses opinions et son état d'âme ont été profondément différents des périodes qui l'ont précédée et suivie. Certes, il continue à lire et à aimer Tchernychevski, mais il s'éloigne un peu de lui. En 1899, il reproche au journal pétersbourgeois clandestin La Pensée ouvrière de « citer Tchernychevski sans rime ni raison», et de <c s'efforcer de prouver, par des citations hors de propos, que Tchernychevski n'était pas un utopiste». Ni avant ni après cette période, Lénine n'a parlé ainsi de son initiateur. « La Pensée ouvrière n'a pas su rendre compte de tous les aspects de Tchernychevski, de ses côtés faibles comme de ses côtés forts. » Voilà un jugement qui n'est pas habituel à Lénine. Auparavant, il ne voyait pas les « côtés faibles>> de Tchernychevski, ou plutôt ne voulait pas les voir, et il le jugeait tout d'une pièce. « Devant les mérites de Tchernychevski, dira-t-il à Vorovski, toutes · ses erreurs s'effacent. » Chose curieuse, lorsque Lénine se met à porter sur Tchernychevski des jugements nuancés, il juge en même temps Marx de la même façon. Toujours en 1899, il écrit : cc Nous ne considérons nullement la théorie de Marx comme définitive et intangible. » Déclaration qui lui est peu habituelle. Il n'a rien écrit de semblable avant, ni après. En 1904, il signifiait à l'auteur de ces lignes : « Rien dans le marxisme n'est sujet à révision : ni la philosophie marxiste, ni l'interprétation matérialiste de l'histoire, ni la théorie économique de .l\,iarx, ni la théorie de la valeur-travail, ni l'idée du caractère inévitable de la révolution sociale, ni celle de la dictature du prolétariat, bref aucun des points fondamentaux du marxisme. » Ces aspects nouveaux de la pensée de Lénine furent remarqués par certains de ses correspondants, entre autres par Struve, qui écrivit à ce sujet à Potressov : « Illine [Lénine] s'est éloigné de l'orthodoxie plus vite qu'il ne l'avait approchée. 11 ne l'a pas encore abjurée, mais j'espère que cela arrivera tôt ou tard. » Lénine ne s'était pas éloigné de l'orthodoxie, mais chose également très rare chez lui, il était devenu beaucoup plus tolérant. 11écrivait à sa sœur Anna : cc D'une façon générale je suis maintenant pour qu'on arrondisse les angles. Ce qu'on imprime est beaucoup plus violent que ce qu'on dit ... Il faut être plus mesuré •
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