158 auquel on en a attribué gratuitement un certain nombre d'autres, et notamment celle de la victoire du socialisme en premier lieu dans le pays capitaliste le moins avancé entre tous. Mais allons un peu~plus loin, sans craindre d'être en veine d'imagination puisque tous les miracles peuvent être expliqués sur la base de la sainte doctrine. Supposons que le docteur Marx,« libéral allemand » comme .on disait en son temps, se soit conservé en parfaite intégrité jusqu'à nos jours. Il ne paraît pas douteux qu'un souci légitime de se protéger contre la soldatesque du tsar l'aurait amené à se réfugier au moins à Berlin-Ouest. De là, il aurait envoyé, comme il avait coutume de le faire en son premier temps, des correspondances de politique étrangère et autre à la grande presse anglo-américaine, que celle-ci eût accueillies avec la plus grande faveur comme précédemment. Mais de l'autre côté, à Berlin-Est où règne maintenant un ordre encore plus efficace que celui de Varsovie, la presse officielle n'aurait pas manqué de dénoncer le misérable escroc à la solde du capitalisme étranger qui aurait prétendu usurper l'identité du docteur 1\11.arxC. ette même presse communiste eût fait valoir d'ailleurs un argument de poids : comment un homme de sens ayant lu les Questions du Léninisme (puisque telle est la définition d'un homme de sens) pourrait-il concevoir un docteur Marx capable d'écrire dans la «presse bourgeoise »? On connaît bien à Berlin-Est le docteur 1\1arx, mais le personnage est trop grand pour se laisser approcher facilement : on le contemple en effigie sur les timbres-poste, mais quant au reste, mieux vaut recourir à l'office de « drogmans » accrédités qui composent des pages choisies - pas tout à fait dans le même esprit que celles de Maximilien Rubel. Le plus curieux est que quelques-uns parmi les adversaires les plus résolus de l' «ordre » qui règne à Berlin-Est auraient fini eux-mêmes par se persuader que le véritable docteur Marx était bien celui que revendiquait la partie de la ville occupée par les troupes du tsar. Ils auraient donc préféré pour plus de simplicité passer au compte du docteur Marx tout ce qu'ils réprouvaient dans le tsarisme, plus connu aujourd'hui sous le nom de stalinisme. Cette parabole pourrait exprimer en forme symbolique une part de l'histoire intellectuelle de notre , epo.que. Un certain nombre de propositions paraîtront maintenant scandaleuses même à de bons esprits : Marx n'était pas Hegel, Lénine n'était pas Marx, Staline n'était pas Lénine, et Marx enfin n'était pas Engels. L'une au moins de ces propositions a pu sembler confirmée un instant par le « discours secret» de Khrouchtchev, mais la demi-réhabilitation qui a suivi fait déjà oublier la tentation d'y acquiescer. Puisque chacune des propositions précitées admet sa réciproque, on demandera qui diable enfin pourrait être ce Marx dont on parle tant. On serait tenté de répondre que Marx était Marx et ne pouvait être personne d'autre. Mais comme c'est là le principe d'identité de la logique «vulgaire » que la sainte doctrine est supposée avoir détruit, cette ultime proposition paraîtra choquante entre toutes. Il demeure que l'on peut mettre au défi l'un BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL . quelconque de nos clercs en «marxisme » ( cela pullule nonobstant le mépris affiché pour la vulgarité de la logique) de fournir la preuve que Marx ait jamais déclaré quelque part que le principe d'identité était bon à jeter aux chiens et que l'expression de «matérialisme dialectique » sur laquelle on prétend étayer tette opinion soit jamais tombée de sa plume. Il se trouve que Rubel, dans son Essai de biographie intellectuelle du célèbre penseur, travaille à restituer le Marx qui était Marx et n'était personne d'autre - tout de même une personne ·malgré ce que l'on dit aujourd'hui contre « le culte de la personnalité » (le texte correspondant de Marx concernait la doctrine de Carlyle). Ce n'est point chose si facile, eu égard au courant actuel, et ce genre de recherches ne peut être effectué que dans les pays libres puisque D. Riazanov de l'autre côté a dû y laisser sa vie. Rubel ne veut pas faire œuvre de polémiste (comme Marx, sa vie durant), puisque même dans les pays libres cela ne fait pas partie du style universitaire et d'ailleurs ferait indûment soupçonner sa probité scientifique qui est exemplaire. Mais lorsqu'il rectifie sans avoir besoin d'insister telle opinion courante, on sait bien à qui cela s'adresse, soit à un certain Monsieur tout-le-monde qui croit tout savoir mais en sait moins que personne. Essayons donc d'établir en nous fondant sur son travail quelques-unes des propositions « scandaleuses » déjà mentionnées. 1. M~rx n'était pas Hegel C'EST ~ME contre Hegel, par lequel Marx avait été d'abord vivement impressionné, qu'il a déterminé sa doctrine et notamment sur la question de l'État. M. Eric Weil a pu écrire un livre, Hegel et l'État, dans lequel il y a un chapitre sur Marx où la diffé- ~ rence entre les deux doctrines est singulièrement estompée. 4 On savait autrefois que Marx était «antiétatiste » aussi bien qu'un libéral vulgaire, mais comme il n'était pas seulement un libéral vulgaire son anti-étatisme allait jusqu'à friser ce qui s'appelle 1~ anarchisme. Un « marxiste » à l'ancienne mode comme Émile Vandervelde avait pu écrire à ce propos un livre intitulé Le socialisme contre l'État. Lénine lui-même, à la veille de la révolution, avait recueilli pieusement les textes anti-étatistes de Marx dans L'État et la Révolution. Mais comment pourrait-on mettre aujourd'hui en évidence ces textes et notamment celui qui dit que « la bureaucratie possède en propriété privée l'État » 5 en un temps où Moscou se considère comme le sanctuaire du marxisme ? C'est la réaction (voilà bien l'esprit réactionnaire) de Marx contre l'État qui commande toute la réaction du jeune penseur contre la philosophie hégélienne dont il entend se délivrer. Mais 4. Eric Weil : Hegel et l'État (Paris, Librairie J. Vrin., 1950). ' 5. Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte.
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