L. EMBRY Maurras · qui n'a pas dissimulé sa dette envers Comte. Elle n'y gagna rien, bien au contraire. Sans doute peut-on goûter, admirer chez Comte, tout ce qui, au meilleur sens du mot, est conservateur, tout ce qui stabilise l'ordre et la société, tout ce qui réhabilite le passé ; mais ce ne doit pas être au point d'oublier que le philosophe se donne pour un champion du progrès et déclare illusoire une politique simplement réactionnaire. Au reste, il n'importe guère de prolonger pareille discussion; les choses étant ce qu'elles sont en notre République, toute thèse qui, selon la terminologie politicienne ou électorale passe à droite, perd aussitôt, quelle que soit son intrinsèque vérité, la plus grande partie de son rayonnement. Il se peut que ce soit ridicule, mais c'est ainsi. Qu'on en juge par de Maistre et de Bonald, auprès desquels on aura non sans abus désinvolte tenté de placer Comte ; on les respecte, mais ils n'agissent plus. Nous- n'en avons pourtant pas fini avec la vraie postérité du comtisme et il nous faut toucher maintenant à un problème d'une extrême importance qui par malheur demeure assez nuageux. La chronologie, la vraisemblance immédiate sont d'accord pour suggérer l'idée qu'entre le positivisme de Comte et la doctrine des loges maçonniques qui prirent un nouvel essor après 1860, les contacts durent se multiplier. Des personnalités représentatives, celle par exemple d'un Émile Littré, ne purent manquer de travailler à une jonction facilement réalisable. Comme nul n'ignore d'autre part le rôle de la franc-maçonnerie .dans l'élaboration du programme scolaire de la Troisième République, on est ainsi conduit à se demander si un positivisme diffus, monnayé en petits sous, n'a pas de la sorte pénétré tout notre enseignement et d'abord notre enseignement primaire. La réponse n'est pas douteuse et l'on voit tout de suite comment l'apologie de la science, la croyance au progrès, la glorification culturelle de l'homme et des grands hommes, la morale de l'altruisme et de la solidarité, toutes notions constitutives de l'idéologie scolaire, peuvent directement ou indirectement dériver du comtisme. Ce dernier aurait donc persisté beaucoup plus énergiquement qu'on ne le croit, mais sous une forme banalisée, appauvrie, diffuse ; ce qui en subsiste est, c'est bien le cas de le dire, tombé dans le domaine public, dissous dans l'anonymat d'une pensée commune. Tandis que la doctrine de Comte s'enferme en de pesants ouvrages bien peu lus et en des cénacles de plus en plus étroits, à moins qu'elle ne se fonde dans la grisaille, celle de Marx se répand sur le monde comme un incendie. La sienne? Il lui arrivait, pour protester contre des interprétations qui le stupéfiaient ou l'irritaient, d'affirBiblioteca Gino Bianco • 147 mer qu'il n'était pas marxiste ; mais quand on a suscité un mouvement d'une telle violence on est soi-même emporté, on grandit en devenant semi-mythique. Dans l'innombrable foule de ceux qui croient suivre le chef légendaire, combien peu ont entr'ouvert Le Capital! Pour l'immense majorité, ils sont mus par des gloses, des schémas simplificateurs, des catéchismes élémentaires faits pour les besoins de la propagande ; c'en est assez pour que se développe la colossale aventure, matière inépuisable offerte aux historiens futurs. L'important pour nous n'est pas d'en suivre la marche, mais de comprendre les raisons prof ondes d'un prodigieux entraînement ; engagé dans cette recherche on devine qu'elle est sans fin et pourtant il faut bien avancer quelques remarques. Peut-être suffirait-il de noter que la politique comtiste, fille de la philosophie des lumières, espère s'étendre et régner en un monde pacifié; elle admet que l'ère des tempêtes révolutionnaires s'est achevée en 1815 et qu'il convient précisément d'en rendre le retour impossible. On reste rêveur quand on lit sous la plume du philosophe l'affirmation que l'état industriel est pacifique par nature et que la guerre entre nations doit être tenue pour un archaïsme ; on se laisserait aller à quelque mouvement d'ironie ou d'humeur si l'on ne se rappelait que Saint-Simon pensait de même et que Napoléon à Sainte-Hélène se ralliait à cette opinion. Le marxisme est, lui aussi, foncièrement optimiste, mais il a eu la précaution d'associer cet optimisme dont on lui fait mérite à la venue d'une échéance toujours lointaine ; relativement au présent il table sur la catastrophe, il se tient pour le successeur désigné d'un monde agonisant dont il sera pourtant nécessaire de précipiter la débâcle. Toutes ses idées-forces, toutes les images qu'il emploie, se réfèrent à la bataille. Ses victoires sont préparées, conditionnées par la misère, les troubles, les désordres, les conflits de classes ou de peuples, les effondrements collectifs. Qu'on évoque la Russie de 1917, l'Europe centrale de 1944-1945, la Chine de 1948 et tout commentaire paraîtra superflu. * ,,.,,. MARX lui-même ne pouvait prévoir ce qui allait sortir d'une civilisation technicienne et matérialiste affolée par la volonté de puissance, paralysée par l'égoïsme et la peur ; il mourut chagrin et déçu en la vaine attente d'une révolution qui ne venait pas. Mais il avait forgé l'arme et inventé les formules magiques ; vingt ans après sa mort la guerre russo-japonaise et les secousses consécutives qui, en 1905, firent chanceler l'Empire des tsars purent être considérées comme le
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