L. EMBRY • s'être connus le moins du monde et ils appartiennent sans aucun doute à des familles d'esprits très dissemblables. Qui recourt à des impressions esthétiques pourrait dire que Comte fait penser à Balzac et Marx à Wagner. Hanté par les images de l'impérialisme romantique, le premier n'en est pas moins un méridional, un Latin, formé par les sciences exactes et la tradition rationaliste, épris de continuité, pleine- • • A ment romain en ses vastes constructions et meme en ses redites législatrices. Lorsqu'il cite ses maîtres, ceux dont il entend bien prendre la suite, il écarte non sans injustice les souvenirs du cénacle saint-simonien, il nomme Aristote, Galilée, Descartes, plus Condorcet, dont il fit son père selon l'esprit et qu'on ne s'attendait pas à trouver en si haute place. Sa culture philosophique est d'ailleurs assez limitée ; il ignore tout de l'idéalisme allemand qui donnait au jeune Renan l'impression d'entrer dans un temple et préfère s'en débarrasser en le définissant sommairement comme un t~nébreux panthéisme. Ne serait-il pas, tout compte fait, le dernier et le plus grand des encyclopédistes, le représentant d'une philosophie des lumières enfin complète et organique? En Karl Marx au contraire nous voyons la pensée hégélienne s'inverser et se mettre tête en bas, sans renoncer pour autant à ses mouvements de flux et de reflux, _ à son dynamisme et à son goût de l'infini, à sa puissance de création verbale et mythique ; même lorsque l'apôtre du communisme se livre à des analyses économiques d'un caractère objectif, tout se détache sur une toile de fond dont le sens dramatique et messianique ne peut être mis en doute. L'intuition, l'imagination, le grossissement visionnaire stylisent les conclusions et bien souvent les déterminent. ' Lequel, de Comte ou de Marx, adhère le plus fortement au réel, c'est ce qu'il-est bien difficile de dire, car les zones d'adhérence ne sont pas les mêmes. Comte n'est guère plus métaphysicien que Voltaire, ce qui lui permet d'assimiler la métaphysique à une logomachie qui, très vite, dégénère en critique byzantine et marque dans le processus des idées une étape toute négative. Mais s'il s'éloigne ainsi de l'abstraction, il n'accorde pas à tous les faits ou, comme il dirait, à tous les secteurs de la positivité, une égale attention. Signalons une lacune qui aux yeux des marxistes disqualifie à jamais sa doctrine : bien qu'il ait naturellement constaté autour de lui la croissance de la grande industrie et qu'il en parle plusieurs fois avec sagacité, il n'accorde la vedette ni à la finance, ni à la technique, ni aux problèmes économiques. Ce zélateur de la science, ce champion du gouvernementdes savantsn'est point du tout un technocrate.Pour lui les savantsdignes de Biblioteca Gino Bianco. 145 ce nom sont les chercheurs capables des plus belles vues d'ensemble et soucieux avant tout de construire des théories générales ; les spécialistes enfermés dans leurs laboratoires ou leurs ateliers d'essais ne sont que des contremaîtres destinés à travailler en équipes sous la direction du chef qui orientera leurs travaux. Quant à des questions telles que celles du régime de la production ou de la répartition des richesses, elles se résoudront dès que la société aura trouvé la forme qui lui convient et sera mise à même d'instituer la justice. Comte ne put assister au grand essor matériel du Second Empire ; l'Angleterre offrait par contre à Marx un champ d'études d'un inépuisable intérêt. Cela dit, force est de convenir que -du point de vue de la science économique l' œuvre de Comte peut être tenue pour archaïque, même par rapport aux vues des saint-simoniens. 11 en faut admirer pourtant l'immense supériorité dans l'éthique et l'humanisme. Comte possède au plus haut degré le sens des relativités historiques et des additions successives dont se compose le progrès, chaque , , , . ' ., , . epoque etant creatr1ce a sa maruere et mer1tant un respect compréhensif; le culte des morts, des traditions, des souvenirs communs, de la sagesse héréditaire, eut en lui un éloquent apologiste. Hostile ou méfiant à l'égard de la psychologie subjective, il discerne fort bien les ressorts qui nous mettent en mouvement et trace de la nature humaine une épure dont on a beaucoup trop déprécié la valeur. Un de ses plus beaux titres de gloire est d'avoir très intelligemment étudié le rôle social des religions. Sa jeunesse catholique ne lui fut pas d'un mince secours ; après avoir perdu la foi, il sut rouler ses premières croyances en un linceul de poupre et, tout en rejetant les dogmes, rester attentif devant l'évolution des sentiments religieux d'une part, devant aussi la puissance civilisatrice des Églises et le ha-ut magistère éducatif qu'elles ont détenu. Le tableau qu'il brosse de la chrétienté médiévale constitue un des apports les plus neufs et les plus solides parmi tous ceux qu'il nous a transmis; à lire ces pages magistrales, on est tenté d'admettre le paradoxe de l' écrivain soutenant que le christianisme fut grand et bienfaisant plus encore par la politique cléricale dont il inspira l'action que par la révélation évangélique et la théologie. Des considérations aussi pénétrantes, insérées dans le cours d'une histoire beaucoup plus souple qu'elle ne paraît à première vue, atteignent souvent au cœur des choses et donc à ce qui ne passe pas. Par comparaison, Marx prend fréquemment figure d'un abstracteur de quintessence qui jongle avec les concepts. En vain se flatte-t-il d'avoir tout ramené au conctct en fixant les lois d'un matérialisme dia- •
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