• DE COMTE A MARX par Léon Emery EN c·ette année 1957 où d'aucuns s'efforcent dans l'inattention générale de célébrer le mince et discret Fontenelle, s'avisera-t-on qu'il y a juste un siècle mourait le philosophe qui parla si chaleureusement des rites de commémoration, Auguste Comte? L'actuel discrédit de son œuvre étonne et scandalise. On ne peut l'expli~ quer par des inégalités, des radotages, des lourdeurs dont nombre de systèmes très illustres nous offrent des équivalences imputables à la condition humaine. Que Comte ait été d'autre part sujet à la divagation mentale, voilà qui ne devrait pas déplaire en un temps qui s'intéresse complaisamment à tant d'autres folies et ravive volontiers par l'étrange ou le bizarre la saveur de la vérité. Il n'existe pas de proportion convenable entre les errements du philosophe, les indiscutables richesses de sa pensée et le peu d'attention qu'on leur accorde aujourd'hui. Ne serait-on pas en présence de ce que les géographes appellent un phénomène de captu e par érosion régressive, les eaux d'une source se déversant soudain non pas dans le chenal où elles semblaient devoir couler, mais dans un autre que vient à creuser un jaillissement plus ferme ou mieux orienté? Quand on lit Comte, on ne peut pas ne pas être frappé par la manière dont bien souvent il annonce ou contient Marx, plus jeune que lui d'une vingtaine d'années. Mais par un coup de fortune qui marque l'une des plus curieuses péripéties de l'histoire des idées, ce fut le marxisme qui, s'intégrant sans peut-être en avoir conscience les matériaux destinés à un tout autre usage, remporta la victoire temporelle que Comte avait ambitionnée pour lui-même. En une vallée s'épuisa un maigre filet d'eau tandis qu'en BibliotecaGinoBianco • l'autre se gonflait l'énorme fleuve; disons en d'autres termes que l'Église positiviste s'est réduite aux dimensions d'une minuscule chapelle, l'Église marxiste se déclarant au contraire qualifiée pour devenir à bref délai pleinement universelle. Qu'il faille se réjouir ou s'affliger de cette substitution, chacun en décidera pour son compte ; notre rôle est seulement d'en esquisser l'analyse. IL est peu de vies plus rectilignes, peu d'œuvres plus cohérentes que la vie et l' œuvre d' Auguste Comte. Dès 1822 il a fixé en ses premiers essais l'essentiel de son programme ; il est en possession de cette fameuse loi des trois états dont il a dit cent fois qu'elle était la pierre angulaire du .monument ; il sait qu'au sortir de la tourmente révolutionnaire le devoir majeur est de reconstruire un ordre qui ne soit pas un impossible retour au passé, qui sanctionne et organise le progrès ; il sait enfin qu'il sera lui-même le fondateur de l'ordre nouveau, lequel ne saurait être édifié que sur une base positive. L'étude des sciences, qui va exiger vingt ans de travail et dont résulte l'immense Cours de philosophiepositive terminé en 1842 n'eut donc jamais un caractère désintéressé ; elle doit être tenue au contraire pour une très systématique préparation au grand œuvre, le Cours prenant ainsi figure d'un gigantesque discours de la iµéthode. Qui ne voit d'ail~ leurs qu'il s'élève d'étape en étape pour atteindre enfin à l'exposé de la sociologie dont Comte invente le nom et partiellement le contenu?
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