Le Contrat Social - anno I - n. 3 - luglio 1957

- revue historique et critique Jes /aits et Jes idées JUILLET 1957 B. SOUVARINE ........ . LÉONEMERY.......... . A. G. BORON .......... . AIMÉ PA1'RI ........... . N. VALENTINOV....... . - bimestrielle - Vol. I, N° 3 Stalinisme et déstalinisation De Comte à Marx Le panarabisme · Une biographie intellectuelle de Marx Tchernychevski et Lénine (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE GREGORY GROSSMAN.. · RICHARDE. PIPES ..... AJ,J,EN KASSOF........• Rationalisation et « dégel » · Le colonialisme soviétique e~ Asie centrale La jeunesse de l'URSS MATÉRIAUX D'HISTOIRE SOCIALE VICTORCONSIDERANT . Le Manifeste de la Démocratie • QUELQUES LWRES M. CoLLINET: Problèmesactuelsdu socialisme, de L. Laurat. - B. SouvARINE: Limitesde la puissancesoviétique, de W. Star linger. - C. HARMEL: Les Instituteurs, de G. Duveau. - R. A. PIERCE: Turkestan im XX. Jahrhundert, de B. Hayit. CHRONIQUE Les 1ociali1te1 français en URSS • Remerciement d'historiens INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Biblioteca Gino Bianco

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re1111heistorique et critique Jes faits et Jes iJées J U I L L E T 1 9 5 7 - V O L . 1 , N° 3 B. Souvarine ... . Léon Emery ... . A. G. Horon ... . Aimé Patri ..... . N. Valentinov .. . SOMMAIRE STALINISME ET DÉSTALINISATION . . . . . . . . . . . . . . DE COMTE A MARX ......................... . LE PANARABISME ............................. . UNE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE DE MARX .. TCHERNYCHEVSKI ET LÉNINE (11) ............. . L'Ex,périence communiste 137 142 149 157 162 Gregory Grossman Richard E. Pipes .. RATIONALISATION ET " DÉGEL,, . . . . . . . . . . . . . . . 173 LE COLONIALISME SOVIÉTIQUE en ASIE CENTRALE 178 Sovietica Allen Kassof • • • • LA JEUNESSE DE L'URSS ..................... . 184 Matériaux d'histoire sociale Le Manifeste de la Démocratie de VICTOR CONSIDERANT . . . . . . . . . . . . . . 190 Quelques livres Michel Collinet . . . . PROBLÈMESACTUELSDU SOCIALISME, de LUCIEN LAURAT . 2 03 B. Souvarine. . . . . . . LJMITES DE LA PUiSSANCESOVIÉTIQUE, de W. STARLINGER. 2 05 Claude Harmel . . . . LES INSTITUTEURS, de GEORGES DUVEAU. . . . . . . . . . . . . . 2 07 Richard A. Pierce.. TURKESTANIM XX. JAHRHUNDERT,de BAYMIRZAHAYIT.. 208 Notes de lecture - Livres reçus Chronique Les socialistes français en URSS .................... ·.................. . Remerciement d'historiens .......................................... . • Biblioteca Gino Bianco 2 11 212

• OUVRAGES RÉCENTSDE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy: Histoire d.es Idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-19 50-19 54. Léon Eme-ry: La Vision shakespearienne du monde et de l'homme Lyon, Les Cahiers Libres, 37, rue du Pensionnat. 19 57. Raymond Aron: Espoir et peur du siècle (ESSAISNON PARTISANS) Paris, Calmann-Lévy, éditeurs. 1957. La Tragédie algérienne (COLLECTIONTRIBUNELIBRE) Paris, Librairie Pion. 19 57. Denis de Rougemont: L'Aventure occidentale de l'homme Paris, Éditions Albin Michel. 19 57. Lucien Laurat: Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 19 55. A. Rossi: Autopsie du stalinisme Postface de D. de Rougemont Paris, Éditions Pierre Horay. 19 57. Brank.o Lazitch: Tito et la .Révolution yougoslave (1937-1956) Paris, Fasquelle. 1 9 57. , Biblioteca Gino Bianco .. •

l'ev11ehisto,~iqi,eet cr·itique des faits et des idées JUILLET 1957 Vol. 1, N° 3 -STALINISME ET DÉSTALINISATION • par B. Souvarine LES AUTORITÉS soviétiques se préparent à célébrer le quarantième anniversaire de la « révolution d'Octobre » avec un programme d'une ampleur et d'un éclat sans précédents qui sera mis en œuvre à la fois dans leur empire et dans les pays tolérants à leur propagande. On sait que la prise du pouvoir, à Pétrograd, le 7 novembre 1917, par le « Comité révolutionnaire militaire » du Parti social-démocrate (fraction bolchévique) a été présentée avec succès comme une révolution prolétarienne et socialiste par les bénéficiaires de cet événement historique. Ceux-ci, qui choisirent dès l'année suivante l'étiquette de communistes, ne tardèrent pas à constituer une véritabl~ « oligarchie », comme l'a franchement reconnu Lénine, une oligarchie peu soucieuse des aspirations du prolétariat et résolue à perpétuer sa domination envers et contre toutes les classes de la société, au nom d'un idéal livresque. L'état-major bolchévik s'illusionnait d'abord en croyant accomplir une révolution prolétarienne à des fins socialistes, il s'abusait alors lui-même en trompant autrui, mais du moins considérait-il . , . , . . en toute s1ncer1te son parti comme une avantgarde se trouvant trop en avant des masses populaires par suite d'un accident de l'histoire. Selon ses vues étroites inspirées d'un marxisme schématique, l'Histoire avec une majuscule ne pouvait manquer de corriger une péripétie imprévue de l'histoire épisodique. Il n'en fut rien, pourtant, et peu à peu le nouveau régime se mit à falsifier ses propres théories pour les adapter BibliotecaGinoBianco à la nécessité de durer. Dix ans après le coup d'État dont les héritiers vont, pour la quarantième fois, chanter le los, mais plus solennellement, plus bruyamment que de coutume, il ne restait rien des mobiles qui avaient guidé les promoteurs. Lénine était mort, Trotski en disgrâce, Staline gravissant patiemment les degrés qui allaient le mettre en position d'exercer sa tyrannie personnelle. Pour la circonstance que les successeurs de Lénine et de Staline s'apprêtent à exploiter à des fins de prestige, l'Institut du marxismeléninisme à Moscou annonce une imposante série de publications : protocoles du Comité central et de la Conférence d'avril 1917 du Parti ; recueils de documents, de décrets, de correspondances, de proclamations ; œuvres inédites de Lénine (mises au secret par Staline); biographie « scientifique » (sic) de Lénine et biographie populaire du même ; chronologie « jour par jour » de la vie de Lénine (pourquoi pas : heure par heure?) ; nouveau tome de souvenirs sur Lénine (à part cela, c'en est fini du « culte de la personnalité»); souvenirs des acteurs du « grand Octobre»; et ainsi de suite. L'Académie des Sciences ne sera pas en reste ; elle tiendra des séances solennelles, entendra et publiera toutes sortes de rapports et communications, éditera aussi des recueils d'archives, de documents divers : une série de dix volumes, outre deux tomes de décrets, deux autres tomes sur l'économie de la Russie avant Octobre, un volume sur les marins de la Baltique, une

138 histoire de la Constitution soviétique, une grande série de matériaux sur la politique extérieure, de multiples monographies, des ouvrages collectifs en tous genres, des guides bibliographiques, des index chronologiques ... Une première nomenclature des travaux en cours tient 'déjà six colonnes des Questions d'Histoire ( n ° 2, février 1957). Et à en juger d'après ce qui est annoncé en France, un budget énorme doit assurer la diffusion à l'étranger d'une bonne partie de cette littérature apologétique. Ce nouvel effort extraordinaire pour leurrer et circonvenir l'opinion publique universelle, ajouté à une inlassable propagande quotidienne, laisse le monde extérieur en piteux état d'inconscience et d'apathie complètes. Les gens qui « font l'opinion », politiciens, journalistes, commentateurs attitrés, et qui se donnent charge d'âmes en Occident comme en Orient, pratiquent un laissez faire laissez passer dont les effets ne se font que trop sentir dans les relations internationales. Longtemps ils ont tenu Lénine et Trotski pour de vulgaires agents allemands, aventurés dans une opération politique sans lendemain ; ensuite ils prenaient Staline pour un penseur et un philanthrope, voire un stratège et un linguiste ; maintenant ils admirent en Khrouchtchev la plus récente incarnation du marxisme et les moindres banalités de ce parvenu sont pieusement recueillies, reproduites, répandues par la presse « bourgeoise » à l'usage d'un immense public perplexe. Aucune contrepartie cohérente et sérieuse ne s'oppose au déluge verbal dont Moscou inonde et intoxique la planète. 11 se trouve toujours, dans les démocraties oublieuses et prolixes, des experts incompétents pour interpréter chaque· phrase équivoque de n'importe quel dirigeant communiste dans un sens favorable à l'impérialisme soviétique. On ne saurait donc s'étonner que tant d'idées fausses aient prévalu un peu partout au sujet du stalinisme réel et d'une déstalinisation imaginaire. * )f )f LE TERMEde stalinisme n'a jamais eu cours dans l'Union soviétique. Forgé par les communistes opposants pour dénier à Staline la qualité de léniniste, de même qu'autrefois les menchéviks avaient en premier parlé de léninisme pour contester le marxisme de Lénine, il restait clandestin avec une acception péjorative visant l'ensemble des attitudes, des théories, des traits typiques de Staline. Celui-ci se réclamait du «marxisme-léninisme» comme Lénine se disait marxiste tout court, et par conséquent le soidisant «marxisme-léninisme» n'est que le pseudoBibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL nyme convenable du stalinisme. Le Dictionnaire de la langue russe publié sous Staline n'admet pas le mot stalinisme alors qu'il distingue nettement marxisme de marxisme-léninisme, ce dernier terme étant défini : «Enseignement de Marx, Engels, Lénine, Staline», donc en définitive de Staline, le quatrième d'une lignée dont les trois précédents ne sont que les précurseurs, le seul interprète qualifié des trois autres. Quand les dirigeants actuels revendiquent le marxisme-léninisme, c'est bien de stalinisme qu'il s'agit. Le dictionnaire en question, d'autorité incontestable, consacrait (édition de 1952) le substantif staliniste et l'adjectif stalinien. Définition du staliniste : « Membre du PC de l'URSS, fidèle adepte du marxisme-léninisme, inébranlablement dévoué à la cause de Lénine-Staline » (on voit que staliniste et marxiste-léniniste sont interchangeables). Définition de stalinien : « Qui a rapport à la construction du socialisme et du communisme sous la direction du grand chef des peuples, J. V. Staline.» Suivent neuf locutions courantes, comme exemples : La grande époque stalinienne ; La Constitution stalinienne ; . "' Le bloc stalinien des communistes et des sans-parti ; Les faucons staliniens (aviateurs) ; La politique stalinienne de paix ; Le plan stalinien de transformation de la nature; Le prix international stalinien pour consolider la paix entre les peuples ; La récolte stalinienne (abondante) ; La sollicitude stalinienne envers l'individu. Huit jours après la mort de Staline, un nouveau tirage de ce dictionnaire qui a force de loi révélait la suppression du substantif staliniste et amoindrissait ainsi l'adjectif stalinien : «Qui a rapport à la vie et à l'action de J. V. Staline», ne laissant subsister 'qu'un seul exemple : «Le prix inter~ national stalinien pour consolider la paix entre les peuples » (cela se traduisait alors : le prix Staline, le nom propre étant pris adjectivement). Mais cet unique exemple doit nécessairement disparaître de l'édition suivante puisque le prix lui-même ne porte plus le nom de Staline. Il ne reste donc rien de staliniste ni de stalinien dans la langue russe officielle. Est-ce à dire que le stalinisme, non le mot, mais la chose, ait cessé d'exister? Il figure toujours sous le pseudonyme « marxisme-léninisme » dans l'édition corrigée d'urgence aussitôt après la mort du tyran (elle. est ·datée : 12 mars 1953). Quant à la réalité qu'il expr~me, on ne saurait la méconnaître sans s'interdire d'interpréter correctement le cours de l'évolution soviétique.

B. SOUV ARINE Les communistes opposés à Staline impliquaient dans « stalinisme » la médiocrité intellectuelle et la bassesse morale du personnage. Ils ne prévoyaient pourtant pas les abominations qui allaient illustrer son despotisme et plonger leur parti dans une sorte de cauchemar. Avant même les déportations, les tourments et les massacres qui resteront inséparables du souvenir de Staline, le stalinisme se singularisait par une caractéristique essentielle, à savoir le mensonge sciemment porté à son expression la plus outrancière. Jamais on n'avait vu falsifier d'une manière aussi éhontée les dictionnaires et les encyclopédies, les documents officiels, les faits les mieux avérés, l'histoire du socialisme et l'histoire en général. On n'imagine pas Marx ni même Lénine truquant des statistiques : leurs travaux restent, qui le prouvent, et qui suffiraient à les différencier absolument d'un Staline. L'extrême misère, le dénuement de la population laborieuse au plus fort de l'industrialisation et de la collectivisation, c'est ce que la raison d'État stalinienne imposait de définir comme« la vie heureuse». La suppression radicale de toutes les libertés, de tous les droits civiques, et l'abaissement du niveau de vie au-dessous des conditions atteintes sous le tsarisme, c'est ce que Staline et ses acolytes ont exigé d'appeler «socialisme», prélude au • commumsme. . LES ACOLYTEdSevenus successeurs de Staline l'exigent encore et cela dispense de longs commentaires. La contrition publique de Molotov (16 septembre 1955), extorquée par ses complices pour affirmer la réalisation complète du socialisme dans l'Union soviétique, montre bien qu'entre Staline et ses épigones la nuance n'est pas de nature, mais de degré, dans la permanence du mensonge. Si l'exploitation accrue de l'homme par l'homme sous le capitalisme soviétique équivaut au socialisme, si l'inégalité croissante dans les rémunérations du travail et si la création de nouveaux privilèges individuels ou sociaux sont l'accomplissement du socialisme, pour n'argumenter que dans l'ordre économique, cela signifie sans aucun doute que le stalinisme survit à Staline. Sur le plan politique et moral, intellectuel et spirituel, le monopole d'un parti unique obéissant aveuglément à un Prresidium formé par cooptation et la soumission de tout un peuple à cette oligarchie omnisciente et omnipotente, détentrice de la seule vérité admise, cela ne confirme que trop la persistance du stalinisme. 11 est vrai que les staliniens délivrés de leur maître ont, dans la semaine qui a suivi sa mort, entrepris de dissiper la monstrueuse légende du Biblioteca Gino Bianco 139 grand Staline : le Dictionnaire de la langue russe rectifié en hâte, et cité plus haut, l'indique de façon certaine et quantité de signes en témoignent au cours des quatre années consécutives. Ils en laissent cependant subsister la trame, sauf en matière militaire, non par véracité ou esprit de justice mais par préoccupation d'utilité politique, leur intérêt n'étant pas d'apparaître en disciples d'une simple brute ambitieuse ni de reconnaître une solution de continuité entre eux et Lénine. Il est vrai aussi qu'ils ont mis fin à certains mensonges staliniens qui avaient fait leur temps et perdu toute valeur pratique ; mais ils conservent le mensonge fondamental avec son cortège de mensonges subsidiaires, bien décidés à mentir dans toute la mesure ou la démesure nécessaire à la justification de leur régime injustifiable. Khrouchtchev a encore une fois menti en démentant (10 mai) l'authenticité de son discours secret au xxe congrès du Parti, publié en anglais par le gouvernement américain après une publication en polonais par les communistes à Varsovie : il s'affirme en l'occurrence digne continuateur de Staline. Que le mensonge utilitaire soit de règle pour la « direction collective » stalinienne comme auparavant pour Staline, et que la vérité partielle soit l'exception et même à condition de comporter quelque profit, le discours que Khrouchtchev n'a pas prononcé, mais que confirment les revues communistes mal stylées à Moscou, en apporte une preuve supplémentaire, ne serait-ce qu'à propos des trop célèbres procès d'avant-guerre et des quelques « réhabilitations » de victimes innocentes. En fixant arbitrairement à 1934 la date où Staline aurait commencé de méfaire, en imputant faussement au « culte de la personnalité » les horreurs qui ont saigné à blanc le pays soviétique, en ne disculpant hypocritement qu'un petit nombre des martyrs du stalinisme sélectionnés parmi des complices, en taisant obstinément la responsabilité majeure de Staline dans les origines sinon dans les désastres de la guerre, en passant sous silence la plupart des répressions collectives et des tortures infligées aux peuples censés unanimes dans l'acceptation du système prétendu communiste, etc., le Prresidium auquel Khrouchtchev sert de porteparole se montre toujours résolu à persévérer dans le mensonge dogmatique qui est l'âme du stalinisme. Rien n'autorise à supposer que les œuvres inédites de Lénine promises par les staliniens ne seront pas amputées, frelatées d'une manière ou d'une autre, ni que les publications annoncées de textes documentaires devenus introuvables ne subiront pas les falsifications où les commu- •

140 nistes sont passés maîtres depuis Staline. Au contraire, · tout incite à croire que les actuels sectateurs du culte de la personnalité de Lénine persisteront à mutiler, à dénaturer, à maquiller leurs saintes écritures pour ne pas faire écrouler l'échafaudage de fictions et de tromperies qui leur tient lieu de doctrine : ils viennent seulement d'éditer une Correspondancemilitaire de Lénine en ne supprimant ni plus ni moins que les messages adressés aux principaux chefs de l'armée (à Trotski notamment) assassinés par Staline. Là encore, ce qui distingue les staliniens de leur maître n'est pas de nature, mais de degré. Les libertés qu'ils prennent avec les écrits de Lénine devraient donner une idée de ce qu'ils osent en d'autres domaines. I<hrouchtchev, parlant au nom de l'oligarchie dominante, ne craint pas de nier l'évidence quand il dénie aux peuples dominés, tant de l'Union , soviétique que des Etats satellites, toute aspiration au mieux-être politique, économique et moral. Il sait que personne ne va l'y contredire et qu'au dehors de son empire, aucune puissance ne lui donnera la réplique. Le stalinisme peut donc durer sans Staline « en tant que technique d'oppression et d'exploitation à l'intérieur, d'infiltration, de subversion et d'intimidation à l'extérieur ; une technique revue et corrigée quant aux formes, invariable dans le fond », comme on l'a écrit dans le Figaro (23 mars 1954) un an après la mort de Staline. * )f )f IL EST VRAI enfin que les dirigeants actuels n'ont pas commis pendant trois ans, directement et explicitement, de crimes comparables par l'envergure ou l'atrocité à ceux dont ils s'étaient rendus complices sous Staline. Mais ils pouvaient s'en dispenser précisément parce que des millions, des dizaines de millions d'individus avaient péri jusqu'alors : à ce prix, l'ordre règne pour longtemps chez eux. Dès la quatrième année de leur avènement au· pouvoir, la révolution populaire en Hongrie devait leur offrir l'occasion de montrer ce dont ils sont capables, en fait de tueries dictées par l'intérêt politique. Seuls s'en étonnent les gens qui ne savent rien de l'histoire soviétique ni de la biographie des seigneurs de la « direction collective ». Il suffit de lire un article comme Les complices de Staline ( dans le n ° 171 d' Est et Ouest) pour apprendre comment Kaganovitch, Molotov, Vorochilov, Mikoïan, Boulganine· et Khrouchtchev ont contribué à la fortune césarienne de Staline et trempé dans ses plus sanglantes turpitudes. Staline lui-même ne tuait pas tout le temps ni ·tout le monde, mais l'idée ne venait alors pas à BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL l'esprit de qualifier «déstalinisation» totit intermède entre deux hécatombes. Les massacres de Hongrie attestent une volonté bien arrêtée de ne reculer devant aucun sacrifice humain pour affermir l'autocratie héritée de Staline. Ce qui a été reproché à celui-ci au XX0 congrès du Parti, ce n'est pas d'avoir exterminé les· élites de la société soviétique, outre des millions d'humbles travailleurs, c'est de s'être mis insensément à frapper ses plus proches serviteurs en stalinisme, c'est d'outrepasser les limites concevables en vue de l'efficacité politique. Et ce qtii a été corrigé dans la soi-disant dictature du prolétariat instaurée par Lénine et renforcée au centuple par Staline, ce sont les excès meurtriers devenus inutiles, les exagérations policières préjudiciables · au fonctionnement du régime, donc les tendances personnelles du tyran pris de vertige dans l'exercice de sa toute-puissance. Tout cela n'est compréhensible qu'à la condition de ne pas ignorer l'état pathologique de Staline. Pendant le quart de siècle dénommé «ère stalinienne » par les stalinistes, on a dû remarquer dans les méthodes gouvernementales des anomalies inexplicables autrement que par les syndromes d'aliénation mentale décelés en Staline : ambition démesurée, jalousie maladive et soif de vengeance au début, puis manie des grandeurs, délire de persécution, et enfin fureurs homicides. Les psychiatres en feront un sujet d'études et les historiens en tiendront compte dans leurs travaux difficiles. 11 est naturel que les aspects subjectifs de ce pouvoir exorbitant aient disparu avec l'homme qui en fut l'incarnation première : en ce sens seulement, on peut parler de « déstalinisation » relative. D'innombrables effigies du chef sont mises au rancart, le nom obsédant et abhorré cesse d'encombrer la presse et de retentir à la radio, la stature du ci-devant «génie» est réduite à des proportions quasi-modestes, ses lourdes et mornes -proses ne sont plus de lecture obligatoire et une critique strictement délimitée en haut lieu lui devient applicable. Mais ce genre de déstalinisation superficielle ne déstalinise nullement le régime dans son essence. La façon hésitante dont les épigones se comportent à cet égard, leurs tiraillements, leurs révélations entrecoupées de rétractations ou de correctifs, toutes ces alter- , natives témoignent d'opportunisme politique et d'expédients tactiques, non de dépassement intellectuel ni de régénération morale. Chaque jour la presse de· Moscou montre la persistance invétérée de ce stalinisme qui n'ose pas dire son ,nom, mais qui s'affirme avec monotonie dans la grisaille de toutes les rubriques. Ce sont les mêmes articles stéréotypes illisibles, les

B. SOUV ARINE mêmes éditoriaux élémentaires ressassant les slogans officiels et les injonctions disciplinaires, les mêmes variations ennuyeuses sur les mêmes thèmes mensongers, les mêmes paraphrases des directives périodiques données dans les thèses du Parti et dans les discours oraculaires des chefs. C'est aussi le même manque d'intérêt, la même absence d'esprit critique et de talent. Il n'y a pas une signature que la mémoire puisse retenir et l'on ne trouve pas un seul article méritant d'être traduit pour ses qualités propres : l'unique raison de consulter parfois cette presse est de se renseigner sur les intentions nocives du pouvoir qui la possède et d'observer de temps à autre les signes perceptibles des processus internes de la vie soviétique. Une vraie crise du stalinisme se refléterait immédiatement en première page de la Pravda et transformerait bientôt ce journal : jusqu'à présent, personne n'a remarqué le moindre changement de cet ordre et aucun signe ne l'annonce. Tant que les successeurs de Staline ne se résoudront pas au moins à déceler la vérité sur l'élimination et l'extermination des membres du Comité central communiste et du Conseil des commissaires du peuple cooptés au temps de Lénine, sur l'assassinat encore mystérieux de Kirov, sur les « procès en sorcellerie » des années 1936 à 1938, sur les milliers de listes de proscription et les milliers de « réhabilitations » anonymes auxquelles Khrouchtchev a fait allusion dans son discours final au dernier congrès de son parti, on ne saurait tenir le stalinisme comme une chose du passé. A bien lire ce discours dont le huis-clos n'a pas empêché la divulgation, contraire aux intentions des maladroits meneurs du jeu, on trouve plus de fidélité aux principes du stalinisme que de répudiation des pratiques staliniennes. Le seul fait que les crimes sans nom inscrits au compte de Staline y soient imputés tout simplement au pseudo- « culte de la personnalité» trahit une sorte d'incapacité foncière à « dépouiller le vieil homme (pour se) renouveler par une transformation spirituelle», contrairement à ce que croient en Occident les gens qui prennent leurs désirs pour la réalité. Biblioteca Gino Bianco 1-ll LE STALINISME continue donc en profondeur sans les excroissances démentielles que la déstalinisation partielle élimine en surface. Exceptionnellement, Khrouchtchev a dit la vérité en faisant sa profession de foi staliniste (le 17 janvier) pour corriger les effets imprévus du discours secret, mais fameux, dont il n'a pas connaissance. Éduqué et dressé à l'école du stalinisme, il serait bien incapable de penser autrement que son maître et cela vaut aussi pour ses congénères de la « direction collective » qui sont redevables de leur carrière inespérée à cette école. Avec le temps et peut-être à leur insu, une déstalinisation réelle doit lentement s'accomplir sous la pression des besoins économiques et des aspirations humaines à la liberté. Mais ce ne sera pas l' œuvre de la génération qui constitue les cadres actuels de la société soviétique, une génération trempée dans les épreuves atroces de l' « ère stalinienne » et assez sûre d'elle-même pour ne pas craindre, à tort ou à raison, les velléités de la jeunesse subversive. Et l'évolution prévisible ne dépendra pas exclusivement de . , . causes 1nter1eures. Il y a aussi ce qu'un récent éditorial du New York Times (10 juin) définit comme la « guerre des idées », la « compétition-clef de notre temps ». L'auteur découvre, devant le langage abusif d'un Khrouchtchev et le silence obstiné de ceux qui auraient qualité pour répondre, que de récents événements « soulèvent sérieusement la question de savoir si nous comprenons l'importance de la guerre des idées et comment lutter dans cette guerre ». Il incrimine le « manque d'imagination » des milieux officiels. Le même jour, le même journal publiait une lettre du président de l'Assemblée des Nations européennes captives dénonçant le « mensonge total» des leaders communistes qui prétendent que leur régime en Europe orientale « repose sur la volonté des peuples »mais refusent les élections libres. Lettre qui n'a pas eu d'écho, que l'on sache. Si la guerre des idées se poursuit ainsi encore longtemps à sens unique, rien n'empêchera le « mensonge total » de prévaloir sous le nom fallacieux de marxisme-léninisme, pseudonyme du stalinisme. B. SOUVARINE •

• DE COMTE A MARX par Léon Emery EN c·ette année 1957 où d'aucuns s'efforcent dans l'inattention générale de célébrer le mince et discret Fontenelle, s'avisera-t-on qu'il y a juste un siècle mourait le philosophe qui parla si chaleureusement des rites de commémoration, Auguste Comte? L'actuel discrédit de son œuvre étonne et scandalise. On ne peut l'expli~ quer par des inégalités, des radotages, des lourdeurs dont nombre de systèmes très illustres nous offrent des équivalences imputables à la condition humaine. Que Comte ait été d'autre part sujet à la divagation mentale, voilà qui ne devrait pas déplaire en un temps qui s'intéresse complaisamment à tant d'autres folies et ravive volontiers par l'étrange ou le bizarre la saveur de la vérité. Il n'existe pas de proportion convenable entre les errements du philosophe, les indiscutables richesses de sa pensée et le peu d'attention qu'on leur accorde aujourd'hui. Ne serait-on pas en présence de ce que les géographes appellent un phénomène de captu e par érosion régressive, les eaux d'une source se déversant soudain non pas dans le chenal où elles semblaient devoir couler, mais dans un autre que vient à creuser un jaillissement plus ferme ou mieux orienté? Quand on lit Comte, on ne peut pas ne pas être frappé par la manière dont bien souvent il annonce ou contient Marx, plus jeune que lui d'une vingtaine d'années. Mais par un coup de fortune qui marque l'une des plus curieuses péripéties de l'histoire des idées, ce fut le marxisme qui, s'intégrant sans peut-être en avoir conscience les matériaux destinés à un tout autre usage, remporta la victoire temporelle que Comte avait ambitionnée pour lui-même. En une vallée s'épuisa un maigre filet d'eau tandis qu'en BibliotecaGinoBianco • l'autre se gonflait l'énorme fleuve; disons en d'autres termes que l'Église positiviste s'est réduite aux dimensions d'une minuscule chapelle, l'Église marxiste se déclarant au contraire qualifiée pour devenir à bref délai pleinement universelle. Qu'il faille se réjouir ou s'affliger de cette substitution, chacun en décidera pour son compte ; notre rôle est seulement d'en esquisser l'analyse. IL est peu de vies plus rectilignes, peu d'œuvres plus cohérentes que la vie et l' œuvre d' Auguste Comte. Dès 1822 il a fixé en ses premiers essais l'essentiel de son programme ; il est en possession de cette fameuse loi des trois états dont il a dit cent fois qu'elle était la pierre angulaire du .monument ; il sait qu'au sortir de la tourmente révolutionnaire le devoir majeur est de reconstruire un ordre qui ne soit pas un impossible retour au passé, qui sanctionne et organise le progrès ; il sait enfin qu'il sera lui-même le fondateur de l'ordre nouveau, lequel ne saurait être édifié que sur une base positive. L'étude des sciences, qui va exiger vingt ans de travail et dont résulte l'immense Cours de philosophiepositive terminé en 1842 n'eut donc jamais un caractère désintéressé ; elle doit être tenue au contraire pour une très systématique préparation au grand œuvre, le Cours prenant ainsi figure d'un gigantesque discours de la iµéthode. Qui ne voit d'ail~ leurs qu'il s'élève d'étape en étape pour atteindre enfin à l'exposé de la sociologie dont Comte invente le nom et partiellement le contenu?

L. EMBRY Après une interruption de quelques années, la même:poussée constructive reprend et la section sociologique du Cours passe entièrement dans les quatre gros volumes de la Politiquepositive qui en sont le développement et l' approf ondissement, qui bénéficient en outre des leçons apportées par la crise de 1848 et les débuts du Second Empire. Comte eut la joie de pouvoir conduire jusqu'au terme prévu une entreprise cyclopéenne, comparable à celle d'un Balzac. Or en un moment où les termes de politique, de sociologie, de socialisme, n'avaient pas encore été précisés par l'usage et convenablement différenciés, la prétention d'établir les lois d'une politique positive recouvre exactement celle qui veut conduire au socialisme scientifique. Les deux formules sont également filles d'un temps, d'un état d'esprit, d'une méthode. Ajoutons que Comte, dont la .culture scientifique dépassait de beaucoup celle de Marx, n'avait pas moins de dédain que lui pour la phraséologie libérale ou les fabricants d'utopies. Mais comment déduire de la science une politique qui soit solide et organique? La réponse est double et deux fois claire. Puisque la loi des trois états enseigne que nous sommes entrés dans l'ère des faits objectifs succédant à celle des mythes et à celle des principes abstraits, puisque les sciences toutes ensemble ne sont qu'un seul corps, puisqu'on va sans rupture et par de sûres liaisons méthodologiques de la physique à la chimie, de la chimie à la biologie, de la biologie à la sociologie, il devient superflu d'affirmer que la vérité est matérialiste, l'idéalisme se confondant d'ailleurs avec la métaphysique dont le rôle est achevé. D'autre part et de même que l'exposé des sciences coïncidait avec une histoire générale des sciences, la sociologie formelle et statique se dessine à travers une histoire générale des sociétés. Avec une tranquille et décisive ingénuité, Comte commence par tracer les limites de cette histoire typique ou, comme il dit, abstraite, qu'il entend consulter et il en exclut tout ce qui reste marginal par rapport à notre Occident méditerranéen et chrétien ; après quoi il se lance à toute bride à travers les siècles et compose une suite de grands tableaux, assurément arbitraires et contestables en nombre de leurs parties, mais étonnamment riches de vues profondes et neuves. Pour le moment il suffit d'en retenir l'idée de l'alternance entre les époques organiques et les époques critiqu~, le vieillissement d'un ordre immobile suscitant des convulsions révolutionnaires et le progrès anarchique engendrant à son tour des restaurationsaveugles jusqu'à ce que l'ordre et le progrès,la statiqueet la dynamique, puissent se concilier au sein d'une harmonie supéBiblioteca Gino Bianco 143 • rieure qui va naître de la synthèse doctrinale. Qu'il y ait là le schéma d'une dialectique, c'est l'évidence; on voit que des expressions consacrées, matérialisme historique, dialectique de l'histoire, dont on croit par habitude qu'elles appartiennent au vocabulaire marxiste, pourraient tout aussi bien être revendiquées par le comtisme, le droit de priorité jouant en sa faveur sans discussion possible. Il ne saurait être question de suivre Comte à travers ses massives dissertations et c'est dommage ; arrêtons-nous du moins devant les thèses sociales et politiques dictées simultanément par le système et par l'examen de son temps. On sait qu'il écarte les débats, d'après lui stériles, qui portent sur des formes institutionnelles, et s'applique à déceler les apports de l'histoire capables d'affecter la structure de l'État moderne. Il distingue ainsi trois éléments dont l'importance antérieure fut subalterne et qui doivent maintenant monter en pleine lumière, assumer des fonctions dignes de ce que furent celles des nobles, des légistes et des princes; il s'agit du prolétariat, des femmes et des savants. Qui se reporte aux amples développements que la Politiquepositive accorde à l'ascension du prolétariat, et par ricochet au communisme naissant, admire en elles un très rare équilibre de la clairvoyance et de la générosité, puis s'étonne de leur accent très moderne et de leur valeur prophétique. Non que le philosophe ait préconisé la lutte des classes et la conquête du pouvoir; mais il définit noblement la dignité du travail manuel, exalte les vertus ouvrières, se porte garant des aptitudes intellectuelles qui souvent les complètent et dont il put mesurer la valeur au cours de ses conférences populaires. Nulle démagogie en ces jugements, nulle déclamation sentimentale, mais une belle et forte équité ; on ne relit jamais sans surprise les pages qui commentent l'appel à la justice contenu dans l'initiale revendication communiste et qui, vieilles de plus d'un siècle, n'ont pas une ride. Qui donc en notre temps n'a plus ou moins paraphrasé la célèbre formule qui montre un prolétariat campé dans la cité comme une tribu qu'on tient pour barbare et réclamant son plein droit de citoyenneté? 11serait bon de se souvenir qu'elle est d' Auguste Comte ... Les amateurs de curiosités biographiques, qui ont toujours tendance à rapetisser les problèmes alors même que leur regard se porte vers des anecdotes dignes de mémoire, expliquent naturellement par la rencontre de Clotilde de Vaux l'importance sociale dont le philosophe fait bénéficier les femmes. Quelle qu'ait été l'influence de sa Béatrice, toujours est-il que le philosophe, lorsqu'il prit cette décision, augurait très perti- •

• 144 nemment de l'avenir. L'accession des femmes à tous les droits, à toutes les tâches, y compris celles de la guerre, de la police et de la politique, est à coup sûr une des grandes révolutions de l'histoire ; elle s'est accomplie avec une rapidité stupéfiante et c'est à peine si l'on en peut entrevoir les conséquences. Au reste le programme de Comte n'était pas sur ce point des plus radicaux ; il ne prévoyait pas l'avènement de la virago, il entendait bien ménager, protéger ce domaine affectif prop!e à la femme qu'il décrit non sans quelque mièvrerie mais en entière sincérité. Si Comte mérite d'être placé au premier rang des féministes, c'est parce qu'il érige les femmes en conseillères de la vie morale, c'est plus encore parce qu'il leur confie une fonction éducatrice dont il n'est pas besoin de souligner l'importance · . ' ' Jusqu à quatorze ans, tous les enfants des deux sexes recevront d'elles et d'elles seules la formation esthétique et morale que définit suffisamment ce que nous appellerions une scolarité du premier degré. C'est dire que l'école doit être maintenue aussi longtemps que possible dans le rayonnement de la famille et de la maternité. Quant aux savants, aux intellectuels, ils constituent évidemment, comme dans la République de Platon et pour des raisons analogues, l'élite dirigeante; ils détiennent les lumières de la pensée positive et plus précisément de la sociologie ils sont donc les guides, les architectes et le~ médecins du social. Hâtons-nous toutefois de noter ici une distinction d'un très vif intérêt. Grand admirateur de la civilisation médiévale ' Comte ~mprunte à la doctrine des deux glaives sa doctrine personnelle des deux pouvoirs. Celui ~es sava~ts, ,le ~lus éminent, est un pouvoir spirituel qui, denue de force concrète et plus encore d'argent, n'agit que par l'influence des idées, pa~ le co1;s~il, pa_rl'exemple clérical, sur un pouvoir materiel qui est puissance de transmission d ' . d' d ' action et or onnance. Certains estimeront que nous sommes ici en présence d'une des parties naJves e_t caduques du système, mais ils pourr~ient bien se tromper. Quoi qu'il en soit, l'action de la ~ouv_e~ecaste sacerdotale ne se déploie pas en un lieu 1deal ou conventionnel ; Comte lui donne pour cadre l'ensemble des nations qui ont reçu des Grecs les principes de la science et depuis vingt siècles accroissent sans arrêt cet inappr~ciable héritage. Il s'ensuit que nous avons u~e rais~~ de pl~s d'honorer le philosophe en en fa1~ant a Juste titre un des parrains de l'Europe qui cherche à naître ; pour lui en effet, la conduite de _l'~umanfté , do~t être assumée par un corps politique ou s umront la France, l'Angleterre,- 1'~emagn~, l'It~e- et l'Espagne, ainsi que·· 1es pentes nattons qw leur font naturellement cor~ Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tège. En ce groupement le Nord et le· Midi, la Germanie et la latinité parviendront au plus fécond des équilibres, ce que symbolisera le culte électif de Charlemagne, grand patron de l'Occï"- dent. · · Faut-il maintenant s'étendre en longs propos sur le suprême effort de Comte, sur son dessein d'organiser la politique positive en forme <l'Église positive, dé religion de l'Humanité? Ce démarquage des institutiJns et des rites catholiques au profit du Grand Etre, c'est-à-dire de l'Homme considéré en la totalité de son histoire et de ses activités, ne peut surprendre que par sa minutie maniaque ou gêner que par l'étalage d'un orgueil puéril et morbide. Toutes choses étant réduites à l'essentiel, il apparaît que de Platon à Spinoza, . à Rousseau, à Robespierre et à Comte, tous ceux qui ont rêvé d'instaurer sur terre la justice n'ont pu manquer de comprendre tôt ou tard que la vie sociale est religieuse en son principe ou bien qu'elle n'est rien. Le paradoxe n'est pas de vouloir codifier une religion politique ; il est de croire qu'elle vivra indépendamment de la métaphysique et du mystère, comme si le sentiment religieux demeurait concevable une fois privé de ce qui l'alimente. Mais en fut-il autrement du marxisme? Qu'est-ce que cette société sans classe qui surgira au lendemain de la Révolution et en laquelle l'homme retrouvera l'homme, sinon un mythe paradisiaque reporté dans le futur et qui ne procède que d'affirmations gratuites ? La croyance de Marx au salut et au miracle semble bien plus irrationnelle que celle de Comte. Le parti communiste n'est-il pas devenu d'autre part une Église matérialiste avec ses dogmes et ses docteurs, son histoire sainte et ses formules rituelles, son Inquisition et ses prophéties garanties par la révélation? Le pontificat imaginaire d' Auguste Comte n'est donc pas une singularité produite par un reniement ou une insane déviation ; il fait passer au plan de la mimique figurative une fiction logique rendant implicitement hommage à ce qu'il faut bien considérer comme une loi fondamentale de la vie collective. · , CE rappel des principaux thèmes directeurs du comtisme permet-il d'esquisser une comparaison suivie entre l'auteur de la Politique positive et celui du Capital? Bien qu'ils aient été, à vingt 'ans près, des contemporains, bien que leurs et;ttreprises allassent, on l'a déjà vu, fréquemment dans le même sens, ils ne paraissent pas

L. EMBRY • s'être connus le moins du monde et ils appartiennent sans aucun doute à des familles d'esprits très dissemblables. Qui recourt à des impressions esthétiques pourrait dire que Comte fait penser à Balzac et Marx à Wagner. Hanté par les images de l'impérialisme romantique, le premier n'en est pas moins un méridional, un Latin, formé par les sciences exactes et la tradition rationaliste, épris de continuité, pleine- • • A ment romain en ses vastes constructions et meme en ses redites législatrices. Lorsqu'il cite ses maîtres, ceux dont il entend bien prendre la suite, il écarte non sans injustice les souvenirs du cénacle saint-simonien, il nomme Aristote, Galilée, Descartes, plus Condorcet, dont il fit son père selon l'esprit et qu'on ne s'attendait pas à trouver en si haute place. Sa culture philosophique est d'ailleurs assez limitée ; il ignore tout de l'idéalisme allemand qui donnait au jeune Renan l'impression d'entrer dans un temple et préfère s'en débarrasser en le définissant sommairement comme un t~nébreux panthéisme. Ne serait-il pas, tout compte fait, le dernier et le plus grand des encyclopédistes, le représentant d'une philosophie des lumières enfin complète et organique? En Karl Marx au contraire nous voyons la pensée hégélienne s'inverser et se mettre tête en bas, sans renoncer pour autant à ses mouvements de flux et de reflux, _ à son dynamisme et à son goût de l'infini, à sa puissance de création verbale et mythique ; même lorsque l'apôtre du communisme se livre à des analyses économiques d'un caractère objectif, tout se détache sur une toile de fond dont le sens dramatique et messianique ne peut être mis en doute. L'intuition, l'imagination, le grossissement visionnaire stylisent les conclusions et bien souvent les déterminent. ' Lequel, de Comte ou de Marx, adhère le plus fortement au réel, c'est ce qu'il-est bien difficile de dire, car les zones d'adhérence ne sont pas les mêmes. Comte n'est guère plus métaphysicien que Voltaire, ce qui lui permet d'assimiler la métaphysique à une logomachie qui, très vite, dégénère en critique byzantine et marque dans le processus des idées une étape toute négative. Mais s'il s'éloigne ainsi de l'abstraction, il n'accorde pas à tous les faits ou, comme il dirait, à tous les secteurs de la positivité, une égale attention. Signalons une lacune qui aux yeux des marxistes disqualifie à jamais sa doctrine : bien qu'il ait naturellement constaté autour de lui la croissance de la grande industrie et qu'il en parle plusieurs fois avec sagacité, il n'accorde la vedette ni à la finance, ni à la technique, ni aux problèmes économiques. Ce zélateur de la science, ce champion du gouvernementdes savantsn'est point du tout un technocrate.Pour lui les savantsdignes de Biblioteca Gino Bianco. 145 ce nom sont les chercheurs capables des plus belles vues d'ensemble et soucieux avant tout de construire des théories générales ; les spécialistes enfermés dans leurs laboratoires ou leurs ateliers d'essais ne sont que des contremaîtres destinés à travailler en équipes sous la direction du chef qui orientera leurs travaux. Quant à des questions telles que celles du régime de la production ou de la répartition des richesses, elles se résoudront dès que la société aura trouvé la forme qui lui convient et sera mise à même d'instituer la justice. Comte ne put assister au grand essor matériel du Second Empire ; l'Angleterre offrait par contre à Marx un champ d'études d'un inépuisable intérêt. Cela dit, force est de convenir que -du point de vue de la science économique l' œuvre de Comte peut être tenue pour archaïque, même par rapport aux vues des saint-simoniens. 11 en faut admirer pourtant l'immense supériorité dans l'éthique et l'humanisme. Comte possède au plus haut degré le sens des relativités historiques et des additions successives dont se compose le progrès, chaque , , , . ' ., , . epoque etant creatr1ce a sa maruere et mer1tant un respect compréhensif; le culte des morts, des traditions, des souvenirs communs, de la sagesse héréditaire, eut en lui un éloquent apologiste. Hostile ou méfiant à l'égard de la psychologie subjective, il discerne fort bien les ressorts qui nous mettent en mouvement et trace de la nature humaine une épure dont on a beaucoup trop déprécié la valeur. Un de ses plus beaux titres de gloire est d'avoir très intelligemment étudié le rôle social des religions. Sa jeunesse catholique ne lui fut pas d'un mince secours ; après avoir perdu la foi, il sut rouler ses premières croyances en un linceul de poupre et, tout en rejetant les dogmes, rester attentif devant l'évolution des sentiments religieux d'une part, devant aussi la puissance civilisatrice des Églises et le ha-ut magistère éducatif qu'elles ont détenu. Le tableau qu'il brosse de la chrétienté médiévale constitue un des apports les plus neufs et les plus solides parmi tous ceux qu'il nous a transmis; à lire ces pages magistrales, on est tenté d'admettre le paradoxe de l' écrivain soutenant que le christianisme fut grand et bienfaisant plus encore par la politique cléricale dont il inspira l'action que par la révélation évangélique et la théologie. Des considérations aussi pénétrantes, insérées dans le cours d'une histoire beaucoup plus souple qu'elle ne paraît à première vue, atteignent souvent au cœur des choses et donc à ce qui ne passe pas. Par comparaison, Marx prend fréquemment figure d'un abstracteur de quintessence qui jongle avec les concepts. En vain se flatte-t-il d'avoir tout ramené au conctct en fixant les lois d'un matérialisme dia- •

146 lectique distinct à la fois de l'idéalisme de Hegel et du naturalisme fataliste de Feuerbach; la part de la théorie reste énorme et très souvent décisive. Les conclusions sont données d'avance comme dans tout système idéologique puissamment charpenté ; la cause finale, la disparition miraculeuse, grâce à la Révolution, du péché originel qu'est l'aliénation de l'homme commande manifestement la marche logique d'une pseudo-histoire ; on s'étonne que des faits aussi clairs soient obstinément niés. Puissant manieur de formules et constructeur de thèses, impérieux idéologue, Marx est très éloigné de bien comprendre les hommes qu'il simplifie et schématise ; il invente un prolétaire qui n'est pas beaucoup plus qu'un cas-limite, qu'une vue de l'esprit, à moins qu'on ne le fabrique tout exprès pour les besoins de l'action. Ce manque de sens psychologique devient effarant chez les épigones du marxisme et les condamne soit à la faillite, soit à des adaptations empiriques dont nul ne saurait prévoir le terme. Que l'entreprise de Marx se définisse donc par la volonté prométhéenne de soumettre le réel à un système et à une prophétie, n'hésitons pas à l'affirmer ; cela n'empêche en aucune façon qu'elle ait permis la mise à jour de matériaux positifs dont il est désormais impossible de ne pas se servir. Relativement à la stratification sociale, à l'accroissement du capital et à sa concentration, au machinisme, à la prolétarisation, à la tactique et à la stratégie des partis ouvriers, à la technique des révolutions, les analyses du marxisme conservent une valeur objective que personne ne peut contester, même si l'on en veut limiter la portée. Nous en avons assez dit pour que paraisse en tout son relief ce qui crée entre Comte et Marx une irréductible opposition, quelles que soient les similitudes constatées d'autre part entre les œuvres des deux penseurs. Intellectuel candide et qui se faisait loi de la confiance, Comte ne conçut jamais l'action que sous la forme de l'enseignement. Il conviait ses disciples à venir librement s'unir sous l'égide du sacerdoce positiviste afin que naquît la cité juste, autoritaire et hiérarchique en laquelle l'individu n'aurait plus qu'un seul droit, celui de faire son devoir. La science et le rituel social, substitués à la théologie et à ses pratiques, fortifieront, étendront partout la morale de l'altruisme qui elle-même remplace celle de la charité, ou si l'on veut la rénove ; le sentiment et la raison, pleinement réconciliés, s'élèveront de degré en degré jusqu'à l'adoration du Grand Être et de son habitat naturel, le système solaire. Le moins qu'on puisse et doive dire d'un tel programme, c'est qu'il ne cède·pas aux facilités démagogiques ; il ne promet au prosélyte que les joies de l'austère vertu et du .dévouement quotidien,, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL le reste venant par surcroît ou par conséquence. Chez Marx, l'installation à Londres, les contacts avec les ·ouvriers anglais et les émigrés politiques, la fondation de l'Internationale, la participation à la bataille, l'impatience et la pugnacité provoquèrent un progressif glissement de la théorie à la pratique et à la tactique, de la vie méditative à la vie militante, la conquête du pouvoir devenant si bien le but que les autres se sont effacés en des lendemains qui chantent plus qu'ils ne parlent clairement. De nos jours, avec Lénine et Staline, la tendance à tout considérer du point de vue de la guerre des classes et selon des directives d'états-majors s'est accentuée jusqu'à l'obsession. « Kant, qui genuit Hegel, qui ? genuit Marx ... »; on peut admettre à la rigueur cette filiation que propose ou rappelle Valéry, mais il faudrait désormais la prolonger de manière à lui faire traverser l' œuvre de Clausewitz et l'on • • • • • arr1vera1t a1ns1au commurusme -de notre siècle. Qu'une telle conception implique la militarisation des partis, il n'est pas besoin de l'expliquer; mais comme on veut entraîner dans l'action la foule prolétarienne encadrée par les soldats de métier, les révolutionnaires professionnels, on l'enflamme en lui promettant la liberté et l'égalité, la liberté dans un avenir mal défini, l'égalité dans l'immédiate servitude. Ainsi le pseudo-marxisme, reniant et confirmant pourtant ses origines en ·vertu d'une dialectique complexe qui est peut-être une obscure nécessité, se fait despotique et impérialiste tout en divinisant les masses et en prétendant agir en leur nom. Il s'arme d'une volonté qu'il leur prête, qu'il travaille à leur insuffler et qui n'est rien de plus que celle des chefs tenant en main tout l'appareil. En deux mots, disons que le comtisme reste aristocratique et pédagogique, le marxisme devenant, lui, militaire et populaire en sa réalisation présente. . n s UIVRE maintenant ces deux courants de pensée politique en s'éloignant de la source c'est évoquer ici un chapitre mélancolique mai~ fort instructif de l'histoire contemporaine. Vivant en son rêve, comme un enfant ou comme un illuminê, Comte se flattait d'obtenir rapidement une très large audience des peuples ; on sait ce qu'il en fut et mieux encore ce qu'il en est. N'en jugeons pas toutefois d'après la seule carrière de l'Église positiviste ; l'influence du maître ne s·'est pas circonscrite aux étroites limites de ce monument dérisoire. Mais elle dut subir une alliance. compromettante, elle fut captée par les doctrinaires <;le la contre-révolution et surtout,. par

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