CHRONIQUE Car la conception du Parti, aux dires de Lukacs, est la « question spirituelle suprême » de la révolution. Il en est de même du problème de la discipline. Le parti, médiateur entre la singularité et la totalité, ei1tre l'homme et l'histoire, doit être séparé « organisationnellement » de la masse, « afin que le prolétariat puisse contempler directement sa propre conscience de classe comme une figure historique » (p. 329). Le Parti-Moloch, véhicule et incarnation de la conscience du prolétariat, se doit d'intenter un procès idéologique à tous ceux qui osent s'écarter de la « ligne », décrétée « marxiste » par l' organisation détentrice de la vérité révélée. L'instructeur de ce procès, ce sera Lukacs. A Rosa Luxembourg, il fait la leçon post mortem, l'accusant d'avoir surestimé le « caractère organique du développement historique», autrement dit d'avoir manqué d'esprit « dialectique » dans son appréciation du rôle du Parti dans la révolution, et de la liberté de la critique de ceux qui pensent autrement que ... , l'État. · Cet État n'est pas un État comme les autres, pas plus que le parti communiste de Lénine (plus tard de Staline) n'est un parti ordinaire, comparable aux partis bourgeois. L'État, c'est l'État du Parti, le Parti étant « la volonté totale consciente ». Se soumettre consciemment à cette volonté totale, c'est être libre. Cette soumission doit aller sans restriction, c'est la « personnalité totale » qui s'affirme ainsi dans l'obéissance à l'État et au Parti. Mais écoutons le sermon du Grand Prêtre de la Dialectique disciplinée : « ••• La discipline du parti communiste, l'immersion de 1a personnalité totale de chaque membre dans la pratique du mouvement [est] la seule voie possible vers la réalisation de la vraie liberté. Cela ne vaut pas seulement pour l'ensemble [...], mais aussi pour l'individu considéré comme tel, pour chaque membre du Parti, qui ne peut aller vers la réalisation de la liberté pour lui-même qu'en prenant ce chemin » (p. 322). Voilà bien le secret de la survie de Lukacs entièrement révélé. En 1922, il pouvait encore protester de sa bonne volonté en opposant sa théologie de la discipline à ceux qui auraient vu là une exhortation au Kadavergehorsam, à l'obéissance de cadavre due au Parti-État. Mais l'histoire du Parti et la biographie de Lukacs nous ont BibliotecaGinoBianco 135 appris qu'il s'agissait bel et bien, alors comme maintenant, de s'abandonner perinde ac cadaver au Grand Tout du Parti, de l'Organisation et de la Discipline. Ainsi, au fétichisme de la Marchandise et de l' Argent, analysé et dénoncé par Marx dans les premières pages du Capital, Lukacs a substitué, tout en reprenant à son compte l'idée marxienne de la réification (V erdinglichung) et de l'aliénation (Entfremdung), les idoles du Parti et du Chef charismatique, le mythe de l'Unité préétablie du prolétariat et de l' Appareil. Du matérialisme historique, érigé en dialectique objective de l'histoire, il a fait la religion de l'État communiste, dont il a codifié les commandements dans tous les domaines de l'activité intellectuelle, fournissant ainsi aux directeurs et managers de la Pensée officielle leurs critères et leurs normes de censure et de «liquidation» ; cela lui a valu, de la part de l'Organisation, l'extraordinaire faveur de n'être ni censuré ni «liquidé». NuI auteur stipendié du régime soviétique n'a fait autant que lui - dans la sphère de la critique littéraire et philosophique - pour raffermir les assises idéologiques du Système. Nourri de culture «bourgeoise » jusqu'aux dernières fibres, mais forcé de renier son passé, mystificateur mystifié, Lukacs a fourni à la nouvelle classe dominante une doctrine frelatée, inauthentique, où l'on sent comme une nostalgie des valeurs trahies. Dans les annales du totalitarisme stalinien, Georg Lukacs figurera à la fois comme le dialectitien de l' Inquisition rouge et comme le modèle de la vertu d'obéissance au Parti-Moloch. Toute son œuvre sera un jour comprise comme la plus monstrueuse entreprise de délation intellectuelle comme une prétentieuse mystification lit- ' A téraire au profit d'une nouvelle classe de maitres, . , d'exploiteurs et d'usurpateurs qui ont su recompenser les services rendus par ~eur philosophe _à la cause commune du Capital d État et du Paru. En le laissant vivre, ils savent que Lukacs continuera à écrire, et que chaque trait de sa plume sera explicitement ou implicitement co~~acré ~ la gloire du « Grand Octobre » et ~e 1 epura~on permanente, pour le plus grand bien du capitalisme d'État de ses maîtres. •
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