110 époque n'ont-ils pas réalisé de « transforn1ations radicales », in~tauré la prosp( rité et le socialisme ? Ce n'est pas, répond Tchernychevski, la faute de la nature humaine. C'est « faute de savoir calculer». Il entend par là « le calcul exact des forces et besoins sociaux », quelque chose dans le genre de ce qu'on appelle aujourd'hui le dirigisme économique ou l'économie planifiée. Vladimir Oulianov à Kokouchkino, lieu de sa .naissance spirituelle, boit comme une éponge tout ce que Tchernychevski a écrit trente ans auparavant sur le libéralisme. La prédication (c'est bien le terme dont se se1t Lénine) de Tchernychevski le conquiert. Il avait d'ailleurs des dispositions à l'anti-libéralisme. Il ne pouvait oublier (cela se passait vers la fin de ses études au lycée) que « pas une canaille ·libérale de Simbirsk n'a daigné dire à ma mère un mot de sympathie après l'exécution de mon frère. Pour ne pas la rencontrer, ces canailles traversaient la rue en courant ». Tchernychevski s'est laissé aller à dire qu'il « faut se garder de contaminer autrui par· son propre venin idéologique». Mais il a bel et bien contaminé Vladimir Oulianov. Comme l'a justement fait observer Kroupskaïa, « il lui a communiqué son intransigeance à l'égard des libéraux ». On trouve les premier·s symptômes de violente infection anti-libérale dans la première œuvre de Lénine, Ce que sont les Amis du Peuple et corn.ment ils luttent contre les social-démocrates, esquissée en 1893 à Alakaïevka dans la province de Samara, puis rédigée à Pétersbourg enl 1894 et polycopiée. Cet essai (dont une partie n'a pas été retrouvée) brûle d'un marxisme tout récemment acquis. Oulianov, comme un jeune coq, claironne les formules marxistes et veut dire et redire tout, tout ce qu'il sait. Une lecture attentive montre bientôt, derrière son marxisme, les fortes constructions et prédications de Tchernychevski. Sous l'influence de ce dernier, Oulianov crie presque à chaque page sa haine des libéraux. Voici comment il les qualifie : saleté libérale, faribole libérale, philistinisme libéral, crétinisme libéral, ravaudage libéral, ramassage de miettes libéral, babillage libéral, etc. « Les serviteurs empressés de la bourgeoisie ... le boyau vide, plein de crainte et d'espoir devant le supérieur. » Qui Lénine traite-t-il ainsi? Les populistes, les épigones de Tchernychevski. Et pourquoi? Parce qu'ils ont laissé échapper le drapeau révolutionnaire, « la solide doctrine qui a soulevé les paysans dans la révolution sociali5te ». Du temps de Tchernychevski il existait une « foi dans le style particulier, dans la structure communautaire de la vie russe, d'où la foi dans la possibilité de la révolution socialiste paysanne. Voilà ce qui a inspiré et soulevé des dizaines et des centaines d'hommes dans leur lutte héroïque contre le gouvernement. Je vous le demande, où donc est maintenant cette foi? » L'ayant p_erdue, les épigones de Tchernychevski devinrent aux yeux de Lénine d'infâmes libéraux. Ils n'étaient donc pas les « amis du peuple », mais ses ennemis. Et le jeune Lénine déchaîne sa rage contre ces ennemis du BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL peuple. Voici comment il parle du chef des populistes légaux, N. K. Mikhaïlovski, rédacteur de la revue La Richesse russe et dont le caractère était d'une irréprochable noblesse : Mikhaïlovski « déforme et retourne » tout. Il « aboie après Marx ». Il « s'est assis dans une mare et se sent à l'aise dans cette position malpropre, il s'y installe, se fait beau et projette de la boue tout autour de lui». Les populistes et -les libéraux ont beau proposer des réformes raisonnables, utiles au peuple, Oulianov repousse tout : c'est du ravaudage libéral, alors qu'il faut la révolution, la hache. En 1891, il protesta même contre le ravitaillement des paysans en proie à la famine. Il y voyait une fade senti.:. mentalité libérale, masquant le désir de détourner de la révolution le moujik affamé en lui donnant à manger. Sa pensée erre sans cesse autour de l'idée du finale., de l'éclatement, de l'expropriation des expropriateurs, de la transformation de l'éco.:. nomie en propriété communautaire (le terme est de Tchernychevski). Que le capitalisme écrase, mutile, opprime, ruine, prolétarise les masses populaires. Qu'aucune réforme ne s'oppose à ce processus, ne freine le char de J aggernaut. Plus tout ira mal, mieux cela vaudra, plus vite on arrivera à l'éclatement et au finale. Contrairement à la situation réelle du pays et à l'opinion sur ce point de Plékhanov et d' Axelrod, fondateurs du marxisme russe, Lénine considérait que la Russie était déjà dans les années 90 « une société bourgeoise définitivement constituée ». La bourgeoisie exerce sa pression sur le gouvernement, « engendrant, exigeant, déterminant le caractère bourgeois de sa politique ». L'État russe «n'est rien d'autre que l'organe de la domination de cette bourgeoisie ». Elle a fait du gouvernement tsariste « son laquais ». Absurdement convaincu que le gouvernement autocratique et la bourgeoisie capitaliste étaient politiquement et socialement inséparables, le jeune Lénine pensait qu'au renversement du tsarisme s'associerait inconsciemment l'idée du renversement du capitalisme et de la bourgeoisie. «Ayant renversé l'absolutisme, le travailleur russe ira tout droit par la lutte politique ouverte · à la révolution communiste victorieuse.» Il est évident que Vladimir Oulianov, enflammé par de telles idées, devait haïr les libéraux et leur «ravaudage». C'était logique pour un homme «labouré» par Tchernychevski. Lorsque Kaménev trônait encore dans l'Olympe soviétique et avait la haute charge de diriger la publication des œuvres de Lénine, il qualifia Ce que sont les Amis du Peuple, dans sa préface au tome I, d'œuvre « prophétique exaltant la position des bolchéviks au cours des décennies 'futures ... Quiconque veut comprendre les racines des programmes révolutionnaires de 1905 et 1917 doit étudier cet ouvrage. » Les notes de Vorovski, et bien d'autres choses, étaient restées inconnues de Kaménev ou n'avaient pas attiré son attention. Aussi ne savait-il pas qui avait inspiré l'ouvrage «prophétique» du jeune Lénine ni où en étaient les racines. (Traduit du russe) N. V ALENTINOV
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