N. VALENTINOV Cadix à Kônigsberg, de la Calabre au cap Nord » (et l'on pourrait ajouter de Saint-Pétersbourg à Vladivostok) comme un gendarme pourchasse un voleur. Pour ne pas dévoiler le caractère révolutionnaire de sa position, il a dû parler des libéraux non avec moins de mépris, mais avec moins de cruauté. Aucun camouflage ne pouvait cependant dissimuler son intolérance absolue et sa haine à l'égard du libéralisme. Ceux « qui ont besoin d'enthousiasme, qui aspirent à l'action et au bien » doivent « prendre en haine le libéralisme». C'est là sa conviction, son axio1ne, son credo. « Le libéralisme, mot creux qui engendre tant de confusion mentale, de sottises politiques, qui fait tant de mal au peuple. » Le libéralisme, « chez ses meilleurs représentants, est une conception erronée et irréfléchie des véritables besoins de la nation ». Chez les autres, il n'est « qu'un appât destiné à prendre au piège la nation, à s'emparer du pouvoir et à se remplir les poches». « Les événements ont révélé le vide et la parfaite inutilité du libéralisme, qui ne s'agite que pour des droits abstraits et non pour le bien du peuple, dont la notion même lui reste étrangère. » « Le libéralisme parle de liberté, mais ne la comprend que d'une façon étroite et purement formelle. Si l'on reste libéral, on ne peut pas sortir de cette notion étroite de la liberté. )> Les libéraux s'agitent « pour la liberté de la presse, pour le gouvernement parlementaire». Mais le peuple « a besoin non de la rose alpestre, mais d'un morceau de pain ». <c La misère et la crasse privent le peuple de toute possibilité de comprendre les affaires de l'État et de s'en occuper. Attachera-t-il du prix au droit parlementaire, en usera-t-il? l> « La masse du peuple veut un changement radical de sa situation matérielle, le libéralisme oublie cette exigence. » Le libéralisme <c ne peut paraître attrayant qu'à un homme à qui le sort a épargné la misère matérielle)>, « Dans un moment de fureur, un libéral peut devenir radical, mais un tel état d'esprit ne lui est pas naturel. Il cherchera toujours des prétextes pour éviter les bouleversements radicaux de la structure sociale, et pour opérer à coups de petites réformes. » Près d'un siècle s'est écoulé depuis que ces lignes ont été écrites. Avec les qualités que lui trouvent les uns, avec les énormes et incurables défat:.ts que lui reprochent les autres, le libéralisme transformé par la pression du temps est toujours une puissante idée-force en Europe et en Amérique. Mais Tchernychevski, dès le milieu du x1xe siècle, le jugeait mort, le croyait dépassé par l'histoire et condamné à disparaître à bref délai. « Le nombre des libéraux en Europe dim.inue chaque année. » Malgré ses connaissances llistoriques, Tchernychevski aborde parfois les questions sociales d'un point de vue étonnamment anti-historiquc. Il remplace l'analyse par l'accusation et condamne sans appel. Bien qu'ayant perdu la foi religieuse, Tchernychevski, né dans une famille ecclésiastique, ne put jamais se débarrasser de l'influence du séminaire où il avait rêvé de devenir prêtre et prédicateur. BibliotecaGinoBianco 109 Les pages du Contemporain sont comme une chaire du haut de laquelle il prêche constamment. Il fait sans cesse de la morale et montre la bonne voie. Nékrassov a dit de lui : « Le Dieu de colère et d'affliction l'a envoyé sur terre pour rappeler le Christ aux rois. )> Certes, il fut un temps où Tchernychevski portait en son âme l'image du Christ et écrivait dans son journal : « Le Christ est douceur. Il m'inspire une telle paix quand je pense à lui» ... Mais il s'en est allé bien loin de ce Christ, il a échangé la croix contre la hache. Il disait à Herzen : « Rien n'y fera, que la hache. Changez de ton. Que votre Cloche cesse d'appeler les fidèles à la prière et sonne le tocsin.· Appelez la Russie aux haches». A quoi Herzen répondait : « Nous n'avons jamais cherché à devenir les archevêques de la propagande, ni les tambours de l'insurrection. » « La hache est l'ultima ratio des . , opprimes ». Dans ses condamnations impitoyables, Tchernychevski ne tenait aucun compte de la règle fondamentale de la dialectique à laquelle il avait souscrit : « Il n'y a pas de vérité absolue ; la vérité est toujours concrète», tout dépend des circonstances de lieu et de temps. Il était convaincu que si le libéralisme abhorré ne venait pas à l'aide de la réaction, ne s'opposait pas aux désirs des masses populaires, on pourrait partout réaliser « des transformations sociales radicales » et un régime où il n'y aurait « ni misère ni peine >> et se11lement « le travail libre, le bien et la délectation». Comme tous les socialistes 11topistes, il développait ses spéculations sur le bonheur de l'humanité sans la moindre analyse sérieuse de la préparation culturelle des masses populaires, sans idées claires sur l'état économique des sociétés, sur leur technique de production, sur la productivité àu travail collectif. Marx avait un très grand respect pour Tchernychevski; mais il ne pouvait s'empêcher, en lisant ses li,,res, de jeter dans leurs marges des 11otes comme « stupide », << blunder ». Certes Tchernychevski n'y aurait pas attaché la moindre importance. Ayant reçu en Sibérie la Critique de l'économie politique de Marx, il déclara avec mépris : « C'est de la révolution à l'eau de rose ». Ses notes sur la traduction de l' Écono1nie politique de Stuart Iv1ill 1nontrent jusqu'à quel ciegré d'absurdité anti-historique il allait parfois, au mépris de toute circonstance de te1nps et de lieu. La prospérité, écrivait-il, a pu être atteinte cc non seulement dans les sociét 's civilisées, mais encore dans toutes celles qui ont simplc1nent pu sortir de la sauvagerie la plus grossière n. Soulig11ant et développant cette pensée, il affirme que « non seuleme11t dans l'Angleterre ou l'Allemagne d'aujourd'l1ui, mais n1ên1e dans l'Angleterre du IX8 si' cle, dans l' Allemagne du x , dans la Perse et l'Asie Mineure d'aujourd'hui, le travail, par son efficacité intrinsèque, a déjà pu entretenir une soci té pro p re ». Tchernychevski s'enorgueillissait de connaître parfaitement Adam Smitl1, Ricardo et Malthus, qui à eux trois auraient suffi à d montrer la parfaite absurditc.: de ses notion sur l'efficacité du travail collectif au x si cle. P urquoi les g n de cette
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