N. VALENTINOV Mais où étaient-elles? On pouvait difficilement admettre qu'un document aussi important n'eut pas été imprimé. Je le cherchai dans tous les ouvrages soviétiques à ma portée et ne le trouvai pas. Comme le texte de_Vorovski contredisait un grand nombre de canons de la biographie officielle de Lénine, peut-être en avait-on interdit la publication? Mais si cette hypothèse était fausse, il fallait en conclure que le manuscrit n'avait pas été retrouvé, et le considérer comme perdu. 2 En ce cas les extraits que j'en avais faits en 1919 reprenaient leur importance, encore qu'il ne s'agît que de brèves notules ne donnant qu'incomplètement le récit de Lénine, plein de références aux articles de Tchernychevski. Mais pour l'histoire du « léninisme » cela vaut mieux que rien. Voici donc ce qu'avait dit Lénine : « JE CROIS que jamais de ma vie,~même en prison à Pétersbourg et en Sibérie, je n'ai autant lu que dans l'année qui a suivi mon expulsion de Kazan et mon envoi en résidence forcée à la campagne 3 • Je m'enivrais de lecture de l'aube à la nuit. Je lisais des cours de faculté, pensant reprendre bientôt mes études. Je lisais de la littérature. Nekrassov m'enthousiasmait. Ma sœur 4 et moi rivalisions à qui apprendrait plus vite le plus grand nombre de ses vers. Mais je lisais surtout des articles publiés en leur temps dans le Contemporain, les Annales de la Patrie et le Messager de l'Europe. Ils contenaient ce qui avait paru de meilleur et de plus intéressant sur les problèmes sociaux et politiques dans les dernières dizaines d'années. Mon auteur préféré était Tchernychevski. Je lisais et relisais jusqu'à la dernière ligne tout ce qu'on a ·donné de lui dans le Contemporain. C'est grâce à Tchernychevski que je fis connaissance avec le matérialisme philosophique. Il fut le premier à me montrer le rôle de Hegel dans l'évolution de la pensée philosophique, et c'est par_là que je compris la méthode dialectique, après quoi il me devint beaucoup plus facile d'assimiler la dialectique de Marx. Je lus d'un bout à l'autre les remarquables essais de Tchernychevski sur l'esthétique, l'art, la littérature. Je compris la figure révolutionnaire de Biélinski. Je lus tous les articles de Tchernychevski sur la question paysanne, ses notes sur la traduction de l' Économie politique de Stuart Mill. Et comme Tchernychevski fustigeait la science économique 2. Pendant des dizaines d'années, les éditions soviétiques ont imt>rimé et réimorimé une vaste quantité de camelote, cependant que les Articles de critique littérai're de Vorovski qui, sans être de premier ordre, sont tout de même mieux gue de la camelote, n'ont été réunis et publiés qu'en 1948. Il n'y a pas longtemps qu'on s'intéresse à l'héritage littéraire et aux papiers de Vorovski. On peut donc espérer qu'on trouvera et qu'on publiera le texte en question. 3. Lénine avait été placé en résidence forcée dans la propriété de sa mère et de sa tante à Kokouchkino 1 à 40 verstes de Kazan. Il y resta du début de décemore 1887 à novembre 1888. Il avait lu Que faire ? à Kokouchkino pendant l'été de 1887. 4. Anna Iliinitchna, expulsée de Pétersbourg après l'exkution de son frère Alexandre Oulianov. Pendant un certain temps, elle vécut seule avec Lénine à Kokouch~ino. Puis toute la famille Oulianov s'y installa. Lénine vivait en famille et confortablement. On ne r;,eut auère appeler cela une • d~rtation •• Biblioteca Gino Bianco 103 bourgeoise, ce fut une bonne préparation pour passer plus tard à Marx. Je lus avec beaucoup d'intérêt et de profit les études remarquablement profondes de Tchernychevski sur la vie à l'étranger. Je lisais Tchernychevski avec « mon petit crayon» à la main, en faisant de grands extraits et résumés. J'ai longtemps conservé par la suite les cahiers où j'avais mis tout cela. « L'étendue encyclopédique des connaissances de Tchernychevski, la clarté de ses vues révolutionnaires, son impitoyable talent de polémiste, tout cela me tint sous le charme. Ayant appris son adresse, je lui écrivis et fut très affecté de ne pas recevoir de réponse. La nouvelle de sa mort, survenue un an après, me fit beaucoup de peine. 5 Tchernychevski, étouffé par la censure, ne pouvait écrire librement. Il fallait deviner un grand nombre de ses opinions. Mais en lisant longuement ses articles comme je l'ai fait, on trouve infailliblement la clef qui permet de déchiffrer ses opinions politiques, même lorsqu'elles sont exprimées à mots couverts. 6 Il y a des musiciens dont on dit qu'ils ont une oreille absolue. Il y a des gens dont on peut dire qu'ils ont un flair révolutionnaire absolu. Tel était Marx, tel fut aussi Tchernychevski. Jusqu'à ce jour, aucun révolutionnaire russe n'a compris et jugé de façon aussi fondamentale, aussi pénétrante et aussi forte la lâcheté, la vilenie et la trahison qu'il y a dans tout libéralisme. Dans les revues que je lisais il y avait peut-être des études sur le marxisme, de Mikhaïlovski ou de Joukovski par exemple. Je ne sais pas exactement si je les ai lues ou non. 7 Mais une chose est certaine : avant de connaître le premier tome du Capital de Marx et Nos désaccords de Plékhanov, elles n'avaient pas attiré mon attention. Cependant, grâce aux articles de Tcl1ernychevski, je m'étais mis à m'intéresser aux questions économiques, et en particulier à la vie rurale russe. J'y ai été poussé par les essais de V. V. (Vorontsov), de Glèb Ouspenski, d'Engelhardt, de Skadline. Avant de connaître Marx, Engels et Plékhanov, c'est Tchernychevski seul qui a exercé sur moi l'influence principale, dominante, et cela a commencé par Que faire? « Le plus grand mérite de Tchernychevski, c'est d'avoir montré, non seulement que tout homme véritablement convenable et qui pense 5. Tchernychevski mourut en 1889 à Saratov. 6. Sa sœur Anna Oulianova pouvait aider son frère dans ce déchiffrage. Elle avait six ans de plus que lui. avait fréquenté à Pétersbourg le milieu des étudiants d'opposition et, jusqu'en 1894, elle fut d'opinion populiste. 7. Le texte de Vorovski indiquait les articles dont parlait Lénine. Mais ces indications ne figurent pas dans mes extraits. Lénine pensait probablement à l'article de Joukovski : « Karl Marx et son livre sur le Capital», publié dans le Messager de l'Europe en 1877, et à l'article de Mikhaïlovski, paru la même année dans les Annales de la Patrie, « Karl M rx ju é p~r Joukovski ». Il s'agissait peut-être d'un autre article de Mikhaïlovski publié dans la même revue n 1872. et consacré à la traduction russe du tome I du Capital. Ces textes oouvaient être restés inconnus de lui à l'époQueë p rce que, dans la bibliothèque de Kokouchkino, seul le onten1porain fi'lurait en collection complète, cependant que le Messager de L'Europe et les Annales de La l'atrie n'éta.i nt rcpr entés que par des numéros isolés. C tte indication a été fournie à Vorovski I> r Ann Oulianova.
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