Le Contrat Social - anno I - n. 2 - maggio 1957

102 Tchernychevski, et d'une façon générale quels auteurs avaient eu la plus grande influence sur lui dans la période précédant son initiation au • marxisme. Lénine n'avait pas l'habitude de parler de luimême. Cela suffisait déjà à le distinguer de la grande majorité des gens. Cette fois-là, contrairement à son habitude, il répondit avec force détails à la question de Vorovski et nous raconta en quelque sorte une page de sa vie. En 1919, Vorovski, au cours de sa brève présidence du Gosizdat, jugea bon de rappeler et de· rédiger le récit qu'il avait alors entendu. Voulait-il l'introduire dans l'édition des œuvres de Lénine qu'on commençait alors, ou faire un article sur lui, je ne sais. Afin de donner un récit le plus exact possible, il appela à l'aide les deux autres auditeurs présents, à savoir Goussiev et moi. Le meilleur moyen eût été de s'adresser à Lénine lui-même. Vorovski l'avait fait, mais s'était attiré une réponse irritée : « Ce n'est pas du tout le moment de s'occuper de ces bagatelles». Goussiev, qui était sur le front de la guerre civile, ne fut pas d'un grand secours à Vorovski. Il renvoya à ce dernier presque sans aucune note le cahier dans lequel de larges marges avaient été. ménagées, déelarant qu'il ne se rappelait pas grand-chose. De mon côté, j'introduisis dans le manuscrit quelques additions d'ailleurs très brèves et certaines expressions de Lénine qui s'étaient gravées dans ma mémoire. Le manuscrit de Vorovski était très bien fait et très complet. Ensuite, je ne revis plus Vorovski. Il fut bientôt nommé ambassadeur en Italie, et assassiné à Lausanne en 1923. Pendant de longues années, je n'eus aucune raison particulière de me souvenir du texte de Vorovski. Lorsqu'il me parvint, j'en fis quelques extraits, les classai dans mes archives et n'y pensai plus. Je ne comprenais pas la passion de Lénine pour Tchernychevski, elle ne m'avait inspiré que de la perplexité. Le récit de Lénine ne l'avait pas di f sipée. Je ne trouvais pas, dans les œuvres de Tchernychevski, ce caractère révolutionnaire susceptible, comme l'avait fait le marxisme, de «labourer» un homme comme Lénine, et je n'avais qu'une très vague notion de l'activité révolutionnaire et clandestine de Tchernychevski, aspect de sa vie encore mal connu alors. En effet Tchernychevski, après son arrestation, employa toute son énergie à prouver qu'il n'avait rien à se reprocher, qu'il était simplement victime de l'arbitraire et qu'il n'y avait aucun chef d'accusation contre lui. Cependant qu'il adoptait ce système de défense, il ignorait que celui qu'il appelait un «bon ami» (le poète et traducteur V. D. Komarov) l'avait dénoncé pour se sauver lui-même. Même l'ayant appris, Tchernychevski continua à jouer la «victime innocente». 1 Bien 1. C'est en cette qualité de « victime innocente» qu'il s'attaqua furieusement aux autorités qui l'avaient arrêté. Ainsi, dans une lettre au commandant de la forteresse, il écrivit, à propos de la commission qui instruisait son cas, que « ce tourbillon insensé est parfaitement stupide ». Rien de plus étonnant que le ton de ses lettres « à Son Auguste BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOC! AL des années après, il disait encore : «Pourquoi m'a-t-on arrêté? Je n'en sais rien. » Évitant soigneusement de désavouer les déclarations du «maître des pensées » et de contredire ses dépositions, tous les amis et partisans de Tchernychevski, et plus tard des historiens comme Lemke, soutinrent énergiquement la version de son innocence. En fin de compte, un grand nombre de faits se trouvèrent camouflés et estompés. L'activité révolutionnaire de Tchernychevski disparut dans les ténèbres laissées par cette conspiration du silence. Mais quand on connaît, comme je l'ai connue plus tard, la proclamation de Tchernychevski, Aux paysans des seigneurs, quand on connaît la proclamation de Chelgounov, Aux soldats russes, qui avait passé par les mains de Tchernychevski, quand on connaît la proclamation de Mikharlov, collaborateur du Contemporain, A lajeune génération, publiée avec son approbation, quand on connaît la lettre de Tchernychevski à Herzen, signée «Un homme russe», publiée en 1860 dans La Cloche (l'appel à « la hache»), quand on connaît enfin la proclamation de son admirateur Zaïtchnevski, La jeune Russie, qui contient à mon avis la plus fidèle expression des idées révolutionnaires de Tchernychevski, quand on connaît tout cela, on change d'avis sur lui et sur toute son œuvre passée par la censure. Elle contient une forte dose camouflée de dynamite. Après une totale indifférence, je commençai à m'intéresser à Tchernychevski et à le comprendre; cela se produisit non pas directement, mais pour ainsi dire par ricochet, dans les circonstantes suivantes. A partir des années 30, le problème des destinées de la Russie, de sa révolution et des racines idéologiques de celle-ci se posa_ de façon de plus en plus brûlante. Je ne pouvais plus me borner à ce que je savais de Lénine. Ne voulant pas rester aveugle à ce qui s'était passé, j'éprouvais comme d'autres, non seulement le désir mais encore le bes_oin d' « étudier » Lénine, figure qui a projeté une ombre gigantesque sur toute une période de l'histoire universelle, et qui en a ouvert les perspectives. Quel était donc cet homme qui avait joué un si grand · rôle dans l'histoire contemporaine? Il n'avait pas surgi comme un deus ex machina. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Il a eu des précurseurs. Sous l'influence de quels précurseurs sa formation spirituelle et politique s'est-elle accomplie? Tout le monde répond : sous l'influence de Marx. Mais n'y eut-il pas une influence profonde et puissante antérieure à Marx, qui lui a inspiré ce que ni Marx ni Engels ne pouvaient lui inspirer? Cette question une fois posée, je me souvins de la façon dont Lénine s'était jeté sur moi comme un tigre pour défendre Tchernychevski, de sa réponse à Vorovski, puis des notes de ce dernier. et Toute-puissante Majesté Souveraine }'Empereur». Dans la seconde 'de ces lettres, c'est tout juste s'il n'exige pas du Tsar qu'on le libère et lui donne « le droit de s'en prendre» aux gens qui l'ont mis en prison et « lui ont causé des J;>réjudices pécuniaires par leurs actions illégales ».

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