Le Contrat Social - anno I - n. 2 - maggio 1957

98 bien la seconde partie du programme, cette partie que non seulement la société asiatique n'avait pas réalisée, mais que, selon Marx, elle ne pourrait jamais réaliser? Il est difficile de croire qu'un savant aussi doué que l'était Marx pour déceler le sens général de phénomènes particuliers n'ait pas compris le double enseignement que comportait la société asiatique. Il se peut que la position de Marx à cet égard ait été dès l'abord ambivalente; mais ce dont on ne saurait douter, c'est de son intérêt pour laquestion. Quoique connaissant bien mieux la société romaine et grecque (« l'Antiquité ») et l'Europe féodale, Marx consacra presque autant de place à définir la société asiatique et le « mode asiatique de production ». Et il ne se contenta pas simplement d'expliquer la position particulière (stationnaire) de la société asiatique dans le schéma multilinéaire de développement qu'il avait repris chez Stuart Mill et d'autres institutionnalistes classiques. Il rangea cette société parmi les grandes structures historiques caractérisées, selon lui, par des contradictions de base entre les conditions de propriété et d'exploitation. b. MANQUE D'INFORMATION? Les omissions de Marx ne s'expliquent pas mieux par le manque d'information. Marx connaissait bien nombre d'ouvrages qui traitaient de la question des cadres dans l'État asiatique, notamment celui de Bernier sur l'Inde au XVIIe siècle15 ; il avait aussi étudié de près les données présentées dans le même ordre d'idées par des économistes classiques tels que Jones. Il est intéressant de rappeler à ce propos que Marx, qui en général considérait Ricardo comme le plus grand théoricien de l'école classique, estimait que Jones lui était supérieur dans l'évaluation historique des « modes de production »16 • Marx cite Bernier mot à mot à propos du grand nombre d'agents et de dignitaires qui émargeaient au trésor royal17 et il se réfère avec approbation à maintes idées de Jones, dont plusieurs concernent l'État oriental. Un des passages cités par Marx se lit comme suit : « Les revenus fonciers excédentaires [ surplus revenue], soit les seuls de quelque importance si l'on excepte ceux des 15. MEGA III : 476 et suiv. 16. Karl Marx : Theorien über den Mehrwert. Aus dem nachgelassenen Manuskript « Zur Kritik der Politischen Œkonomie ». Publié par Karl Kautsky. 3 vol. 1921. III : 450, 454. (Cité ci-après TMW). 17. MEGA I: 476 et suiv. Outre les fonctionnaires signalés dans cet extrait, Bernier décrit de nombreuses autres catégories d'agents tirant leur subsistance de revenus qui leur étaient assignés par l'État. (François Bernier : Travels in the Mogul Empire, A. D. 1656-1668. Constable's Oriental Miscellany I : Bernier's Travels ((Westminster, 1891), pp. 204 et suiv., 209 et suiv., 213 et suiv.). Bib_liotecGainoBianco , LE CONTRAT SOCIAL paysans, étaient (en Asie et plus spécialement dans l'Inde) distribués par l'État et ses agents. »18 Ainsi Marx savait que dans la société asiatique, la plus-value profitait non à une seule personne (« le souverain »), mais à tout un corps de fonctionnaires. c. INDIFFÉRENCE A L'OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE? La résistance de Marx s'explique-t-elle alors par son dévouement à la cause des travailleurs? Il aurait été gênant pour cette cause de reconnaître que sous le régime agraire d'autrefois, on avait déjà fait l'expérience simultanée de la nationalisation des moyens de production et de l' oppression par une classe dominante d'exploiteurs ? Marx s'estimait-il libre d'escamoter ce fait essentiel parce que sa position philosophique fondamentale le rendait indifférent à l'objectivité scientifique? Après tout, c'est bien Marx qui, avec Engels, avait annoncé que toutes les idées sont historiquement et socio-économiquement conditionnées. Ainsi, s'il existait une manière bourgeoise de penser, il pouvait y avoir une manière « prolétarienne »de penser ; et un tenant de celleci pourrait consciemment servir les intérêts particuliers de la classe ouvrière. Cette position a été effectivement adoptée par les idéologues du pouvoir soviétique. Partant de la thèse de Lénine selon laquelle toute littérature socialiste doit être littérature de parti, qu'une telle littérature doit « se confondre avec le mouvement de la classe effectivement la plus progressive et la plus révolutionnaire», 19 ils dédaignent l' objectivité et exaltent à sa place « l'esprit de parti » [partiinost] de la science. 20 Mais telle ne fut pas la position de Marx. Non seulement il soulignait que tout membre d'une classe peut épouser des idées désavantageuses pour cette classe (ce que ne nie pas Lénine, ni ses suiveurs), mais il exigeait aussi qu'un savant véritable serve l'humanité dans son ensemble et recherche la vérité selon les besoins intrinsèques de la science, sans s'inquiéter des conséquences pour le destin particulier d'une classe, qu'il s'agisse des capitalistes, des propriétaires fonciers ou des travailleurs. Marx rendait hommage à Ricardo pour avoir pris cette attitude 21 qu'il estimait « non seulement scientifiquement honnête, , mais scientifiquement indispensable » 22 • Pour la 18. TMW III : 501. Pour la version:originale, voir Jones 1859 : 448 et suiv. · 19. W. I. Lenin : Sâmtliche Werke [Œuvres complètes, en langue allemande] (Moscou-Léningrad). III : 527. !Ir 1 20. Bertram D. Wolfe : « Operation Rewrite. The Agony of Soviet Historians », Foreign Aff airs, octobre 1952, pp. 40, 42. 21. TMW II, 1 : 310. 22. Loc. cit. '

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