K. A. WITTFOGEL la classe dominante. Dans la société asiatique, 7 était-ce donc l'État, la classe dominante? Et dans 1 ce cas, quelle sorte de gens constituaient cet État? On est en droit de poser ces questions à tout spécialiste des sciences sociales, et à plus forte raison à l'auteur du Capital. Dans son œuvre principale, Marx reproche amèrement à « l'économie politique moderne » d'être dupe des concepts d'« argent », de « marchandise » et de « capital », et de considérer, par «fétichisme», comme relations entre les choses ce qui constitue en fait des relations humaines (sociales). 8 Certes, longtemps avant Marx, on préconisait déjà une méthode socio-économique non « fétichiste » ; le rôle de Marx consista surtout à systématiser, à modifier et à présenter sous une forme saisissante des idées formulées par ses prédécesseurs 9 , tout en développant sa propre théorie anti-« fétichiste ». Marx constate que, par opposition à la situation dans la société capitaliste, les rèlations sociales étaient extraordinairement simples et transparentes dans l'ancienne Asie et dans l'Antiquité, où le «mode de production » était fondé sur des conditions communales primitives ou sur des « relations directes de domination et de subordination». 10 Dans ces conditions, déterminer la nature de la classe dominante dans la société asiatique n'aurait pas dû présenter pour Marx de difficultés réelles. D'autant moins que Jones et Mill s'étaient déjà avancés dans cette direction. Pour Jones, les représentants de l'État asiatique étaient le monarque « et ses agents » ; 11 parfois il omettait toute allusion au souverain, ne nommant que les « agents royaux » ou bien « l'État et ses agents ». 12 De son côté Stuart Mill signala, parmi les « nombreux » bénéficiaires des revenus de l'État asiatique, « la Maison du souverain » et particulièrement « les différents fonctionnaires du gouvernement » ainsi que « ceux qui étaient l'objet d'une faveur ou de la fantaisie du souverain ». 13 Comment Marx explique-t-il l'État asiatique? Comment Marx qui, analysant le rôle de l'État dans les sociétés occidentales, ne transigeait jamais sur sa « fonction de classe », définit-il la 8. DK I : 37 et suiv., 49. 9. Dans le premier volum du Capital, Marx reconnaît cette filiation, quoique d'assez mauvaise grâce, à la fin de son exposé sur le caractère « fétichiste » des marchandises (DK I : 46 et suiv.). Il s:: montre plus généreux dans le troisième volume, où il félicite l'économie politique classique d'avoir eu (1 le grand mérite » de dénoncer la « personnification des choses et la réification des relations de production » (DK III, 2 : 366). 10. DK I : 45 et suiv. 11. Richard Joncs: Literary Remains, Consùting of Lectures and Tracts on Political Economy, with a prefatory notice by William Whewell (Londres, 1859), p. 450. (Cité ci-après : Jones 1859). 12. Jones 1859 : 221, 449. 13. Mill 1848 I : 15 et suiv. BibliotecaGinoBianco 97 classe dominante dans le despotisme oriental? La réponse est simple : Marx n'affirme pas ouvertement qu'une bureaucratie ne peut constituer une classe dominante - ce que Staline et ses « idéologues » réaliseront plus tard ; mais après avoir tant insisté sur la nécessité de définitions socio-économiques précises, il se contente, en ce qui concerne le despotisme oriental, d'avancer des généralités « fétichistes ». Selon Marx, la force dominante dans la société asiatique est l' « État », le « gouvernement » ou encore le « souverain ». Ses prédécesseurs avaient déjà employé toutes ces formules ; mais ils étaient allés au-delà. Ils avaient désigné les groupes sociaux et les relations humaines cachés derrière ces termes. Si Marx leur donnait raison, les voyait tout au moins dans la bonne voie, pourquoi s'abstint-il de les suivre, lui le pourfendeur des fausses « réifications »? S'il leur donnait tort dans une large mesure, pourquoi négligea-t-il de les reprendre sur ce point, lui en général si prompt à les critiquer? Placé devant des conditions très transparentes de propriété et d'exploitation, pourquoi évita-t-il de désigner la classe qui profitait de ces conditions ? 3. '' Le péché contre la science '' a. MANQUE D'INTÉRÊT? La réserve de Marx s'explique-t-elle parce que le rapport entre le pouvoir de l'État despotique et la structure de classe ne l'intéressait pas ? C'est très peu probable. Marx était le porte-parole et le chef de file d'un mouvement qui se donnait pour but d'abolir la domination et l'exploitation de classe en centralisant « les moyens de production entre les mains de l'État »14 • Un tel mouvement avait beaucoup à apprendre de l'expérience asiatique. Dans la société asiatique - certes agraire et non industrielle - une partie du programme de Marx (l'État détenteur des moyens essentiels de production) avait été appliquée avec succès - et ce, depuis des millénaires. En revanche, la seconde partie de son programme (l'absence de domination et d'exploitation oppressives) n'y avait certainement pas été réalisée. Ainsi l'État asiatique pouvait à la fois encourager et mettre en garde les socialistes (< scientifiques ») L'étatisation des moyens de production do11nerait-elle des résultats aussi satisfaisants dans une société socialiste industrielle que dans une société agraire asiatique? Et la société socialiste industrielle serait-elle capable de mener à 14. MEGA I, 6: 545
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