Le Contrat Social - anno I - n. 2 - maggio 1957

82 l'aspect d'un pandémonium qu'affirmations et négations risqueraient d'amener au néant par destruction mutuelle. A l'image du feu dérobé par Prométhée et considéré par les Anciens comme le fluide le plus subtil, elle serait spécifiquement instable et informe : peu ou pas d'institutions fixes, mais de simples cadres institutionnels, capables d'absorber le devenir avec le présent; une extrême mobilité détachant l'homme de sa fonction et lui permettant un passage aisé de l'une à l'autre des fonctions extra-institutionnelles ou extra-personnelles ; peu ou pas de division du travail. Une société aussi fluide appartiendrait au temps et ne se définirait pas hors de lui ; brûlant ce qu'elle aurait adoré et réciproquement, elle serait amorale et sans doute areligieuse dans la mesure où toute religion vit d'archétypes nés de l'affabulation passée. En un mot, elle serait aussi fantastique que les sociétés fermées des grandes utopies et encore plus inconcevable qu'elles. Les périodes révolutiorJ.11aires de courte durée en donnent une image dans la mesure où les luttes de classes ou de factions y interdisent une construction stable, qu'elle soit novatrice ou réactionnaire. Toute révolution de quelque durée tend, par pesanteur naturelle, à se cristalliser en institutions et coutumes où se combinent en proportions variables les structures anciennes et nouvelles. A plus forte raison, toute société concrète, relativement stable entre deux crises, est -un mixte d'éléments fluides et cristallisés, autrement dit u11 complexe de sociétés ouverte et fermée. Sans recourir à l'absolue opposition saintsimonienne entre périodes critique et organique, on peut cependant admettre que toute société, depuis cinq siècles, comporte simultanément ces deux aspects qui, nan1rellement, prédominent à tour de rôle et marquent leur temps d'un caractère dominant. En ce sens, les cent cinquante ans de la monarchie absolue en France peuvent être considérés comme une tentative d'élaborer un état « organique » dont le système mercantile assure la fermeture · économique, état qui, malgré une diversité d'origine, comporte une pyramide hiérar-. chisée dont la pointe réside dans la personne sacrée du monarque de droit divin. L'esprit de cette société est le classicisme. «On a soustrait la politique, la religion, la société, l'art aux discussions interminables, à la critique insatisfaite ; le pauvre navire humain a trouvé le port, puisse-t-il y rester longtemps, y rester toujours. » 11 L'effort révolutionnaire du XVIIIe siècle pour briser cette société fermée s'enveloppe aussi dans le sentiment des éternelles vérités, montrant par là que des forces antagoniques adoptent un fonds commun de croyance et de comportement. Ce siècle respire le classicisme auquel la «philosophie des lumières » ajoute sa foi dans la fixité du monde. Newton n'a-t-il pas découvert la stabilité d'un univers qu'on aurait pu croire détruite après la mécaniqt:e galiléenne ou cartésienne ? La nouvelle 11. Paul Hazard : La cri"se de la consci"enceeuropéenne. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL société en gestation ne s'ouvre pas dans le temps mais dans l'espace par le contact direct et révolutionnaire d.e l'individu avec la nature, contact assuré par le moyen de la seule raison, extérieure à des relations sociales qui sont les séquelles d'un âge révolu et «irrationnel». En se reconstruisant sur la raison individuelle, la société permet à l'homme d'échapper à sa servitude fonctionnelle, mais par son caractère fixiste elle lui prépare inconsciemment de nouvelles prisons. La communion collective des sociétés primitives avec la nature s'y retrouve sous des formes diverses 12 mais qui toutes sont individualisées. Les droits de l'homme peuvent annoncer une société ouverte dont la fluidité serait canalisée par l'exercice permanent et illimité d'une toute-puissante raison : c'est là ·le sens du progrès indéfini tel qu'il est proclamé par Condorcet. Mais ils peuvent aussi mener à l'utopie robespierriste d'une société close de petits propriétaires vertueux que la raison ne saurait briser, une société édifiée de manière que «tout le monde délibérant pense, agisse et parle dans le sens et dans le cercle de l'ordre établi » 13 • Ainsi le lien personnel de l'homme avec la nature signifie chez l'un la possibilité de transcender son état présent dans un progrès indéfini et chez l'autre l'obligation de se soumettre à un ordre «na~el » fixé une fois pour toutes par la« souveraine raison». LA SOCIÉTÉ bourgeoise du XIXe siècle n'a eu besoin ni de la vertu républicaine, ni même de la religion naturelle pour' bouleverser un monde. Le progrès technique, la concurrence et le profit illimités ont été les moteurs de son expansion alors que la propriété, la nation et l'État, devenus des entités sacrées, étaient les piliers de sa conservation en face des masses populaires démunies de propriété, étrangères à la nation et hostiles à l'État. A une telle société le changement est immanent, hors de toute idée de perfectibilité puisque le progrès technique est en lui-même un phénomène cumulatif. Le libéralisme et le socialisme interrogent l'avenir à leurs manières, différant entre eux sur la nécessité ou la contingence des cristallisations qui canalisent l'expansion politique et économique. Le besoin d'un ordre plus soucieux du sort des hommes et l'affirmation d'une liberté illimitée comme source de tout progrès matériel et spirituel s'opposent dans l'esprit de chaque réformateur, dont les contradictions intellectuelles ne sont en l'occurrence que le reflet d'une société dynamique pénétrée de contradictions réelles, , oscillant sans cesse entre le risque souvent cruel et la sécurité généralement sclérosante. Les guerres mondiales et le simple progrès technique ont plus fait que les luttes de classes pour enlever aux cr~stallisations bourgeoises leur 12. Elles diffèrent par exemple ·entre Rousseau et Diderot. 13. Saint-Just : Fragmênts sur les Insti"tutions républi"caines.

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