• revue historique et critique des /aits et des idées MAI 1957 - bimestrielle - Vol. 1, N° 2 B. SOUVARINE ........ . MICHEL COLLINET.... . A. G. BORON .......... . KARLA. Wfl"l'FOGEL .. . N. VAJ,ENTINOV....... . Le spectre du marxisme Sur deux types de sociétés La France et les sciences de l'homme - Marx et le despotisme oriental - . Tchernychevski et Lénine (1) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ROBERT C. NORTH . . . . . Le dernier Congrès du Parti communiste chinois - . - S. S. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Révision de !'Histoire du Parti bolchévik PAGES OUBLIÉES MICHEL BAKOUNINE ... Le catéchisme du révolutionnaire QUELQUES LIVRES L. LAURAT : Marx et le problème de la croissance dans une économie capitaliste, d'~liane Mossé. ~ G. LAFERRE : Correspondance d'Engels et de Paul et Laura La/argue (11)... S. S. HARRISON : Moscow and the Communist Party of lndia, de John H. Kautsky; The Communist Party of lndia, de M. R. Masani. CHRONIQUE Survie de Georg Lukaca INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
f r • Biblioteca Gino Bianco , , • - • I • • ..
revite historique et critique des faits et des idées MAI 1957 Vol. I, N° 2 LE SPECTRE DU MARXISME par B. Souvarine U N spectre hante la planète, le spectre du marxisme. Mais personne n'a jamais vu de spectre et presque personne ne sait plus ce qu'il faut entendre par « marxisme ». La sémantique connaît peu de termes récents ayant si vite et à tel point changé de sens, jusqu'à perdre toute signification première, voire jusqu'à prendre un sens contraire à l'original. Le procès intellectuel, moral et politique de Karl Marx n'est plus à faire, semble-t-il, car d'innombrables biographes, professeurs et polémistes s'y emploient depuis le début du siècle, peut-être avec plus de zèle que de bonheur puisque deux gros livres très doctes viennent de paraître en France qui, tendances ou conclusions mises à part, se proposent de combler de vastes lacunes* dans la connaissance d'un sujet apparemment inépuisable. On en discute et l'on en discutera longtemps encore. De leur côté, économistes et sociologues ont beau jeu à établir le catalogue des erreurs ou des illusions de Marx, de ses prédictions ou anticipations non réalisées cent ans après le Manifeste communiste. Mais les uns ni les autres, ayant cru réglé le compte du doctrinaire, ne s'expliquent l'extraordinaire survie de la doctrine quand ils se croient, sérieusement, en présence d'un milliard de « marxistes » campés entre l'Atlantique et le Pacifique. La • Jean-Yves Calvez : La pensée de Karl Marx. Paris, Éditions du Seuil, 664 pp. - Maximilien Rubel : Karl Marx. Essai de bio1raphie intellectuelle. Paris, Librairie Rivière, 463 pp. - Peu avant, les Presses Universitaires avaient publié, de M. Andr~ Picttre : Marx et Marxisme, 234 pp, Biblioteca Gino Bianco question du « marxisme » reste donc entière - le mot et la chose. En un quart de siècle, le mot a eu plusieurs synonymes plus imprécis et plus controversables les uns que les autres : matérialisme historique, matérialisme dialectique, déterminisme économique, socialisme scientifique et enfin collectivisme, pour ne pas s'arrêter à des termes trop particuliers à certains auteurs. Si Engels use volontiers de « conception matérialiste de l'histoire » et s'il a créé « matérialisme historique», Paul Lafargue inventa << déterminisme économique » alors qu'Achille Loria aurait préféré « économisme historique ». Plus tard, Max Weber dira « construction technologique de l'histoire ». La variété des expressions décèle au moins les incertitudes ou les équivoques de la pensée transmise, observation qui n'est pas nouvelle mais qui s'impose encore de temps à autre. André Lalande, dans l'impartialité de son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, note que« l'expression matérialisme historique a été souvent critiquée, et avec raison », car «étymologiquement, elle pourrait aussi bien s'appliquer à la sociologie à base biologique de Spencer », entre autres, et il juge « l'expression déterminisme économique... beaucoup plus précise et plus propre », encore qu'objectionnable. En effet, dans l'acception courante, la marxisme apparaît comme une explication en dernier ressort des faits historiques, politiques et sociaux par des causes économiques plus ou moins perceptibles. Explication souvent simpliste chez les disciples dépourvus de l'équi-
74 pement intellectuel de leur maître et tantôt imputée à la dite doctrine pour la réfuter, tantôt disputée par ceux qui tout à la fois la réprouvent et la revendiquent. On hésite à citer les textes à l'appui de constatations devenues banales. Une immense littérature d'exégèse et de contestation semble avoir assez traité le sujet, « toujours recommencé ». Qu'il suffise de rappeler les lignes de Marx qui figurent à juste titre dans Lalande : « La structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s'élève l'édifice juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes déterminées _de conscience sociale ... ,Le mode de production de la vie matérielle conditionne l'ensemble de tous les processus de la vie sociale, politique et spirituelle. )> Engels développe la même idée : « C'est la structure économique de la société qui constitue la base réelle, laquelle permet en dernièreanalyse d'expliquer toute la superstructure d'institutions politiques et juridiques, ainsi que l'idéologie religieuse et philosophique de chaque période historique. » Inutile de donner les références, trop connues. Mais tout n'est pas dit dans ces formules frappantes et il y a de gros in-octavo qui argumentent et documentent, d'autres in-octavo qui commentent. Beaucoup de « si »et de « mais » nuancent les thèses susceptibles d'interprétation trop schématique ou tranchante. Comme disait Anatole France : « 11 est rare qu'un maître appartienne autant que ses disciples à l'école qu'il a fondée. )> Déjà du vivant de Marx, celui-ci avait désavoué les soi-disant marxistes qui le compromettaient en France, répudiant du même coup leur marxisme. Il avait dit tout net à son gendre et disciple Paul Lafargue : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moi je ne suis pas marxiste. » Engels répète cette phrase dans une lettre du 2 novembre 1882 à Édouard Bernstein : « Le soi-disant «marxisme» est en France, sans aucun doute, un produit bien particulier, si bien que Marx a pu dire à Lafargue : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moije ne suispas marxiste. )> Et il la rappelle encore à Lafargue lui-même dans une lettre du 27 août 1890 : « Ces messieurs font tous du marxisme, mais de la sorte que vous avez connue en France il y a dix ans et dont Marx disait : « Tout ce queje sais, c'est que je ne suis pas marxiste, moi. » Et probablement il dirait de ces messieurs ce que Heine disait de ses imitateurs : j'ai semé des dragons et récolté des puces. » Il ne s'agit donc pas d'une boutade, comme aimaient à le croire en ce temps les marxiste_s sincères pour se débarrasser d'une réprobation au~si gênante que catégorique. Et d'ailleurs le propos de Marx réitéré ne. fait que confirmer ce BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL que l'on sait de sa manière de penser en constante self-examination, en perpétuelle recherche d' adhérence au réel, et dont l'évolution du Manifeste de 1848 au discours pacifique d'Amsterdam en 1872 n'est plus à découvrir. Quant à la métaphore de Heine sur les drago,ns et les puces, on imagine comment Marx et Engels l'eussent transposée de nos jours en l'appliquant aux « philistins >) qui déshonorent le « marxisme » le plus vulgaire, pour peu qu'on connaisse la verdeur de leur langage. Dès 1890, dans deux lettres célèbres mais trop oubliées, Engels réagissait contre la vulgarisation dogmatique du marxisme : « D'après la conception matérialiste de l'histoire, la production et la reproduction de la vie matérielle sont, en dernière instance, le moment déterminant dans l'histoire. Marx et moi n'avons jamais prétendu davantage. Lorsqu'on dénature cette proposition ainsi : le moment économique est le seul déterminant, on la transforme en une phrase vide de sens, abstraite, absurde. » Les développements qui suivent sont une critique des épigones et, pour qui sait lire, une condamnation sans appel des épigones des épigones. Engels avoue de bonne grâce : « Si les jeunes insistent parfois plus qu'il ne convient sur le côté économique, la faute doit en incomber en partie à Marx et à moi». Tous deux avaient dû, explique-t-il, mettre l'accent sur une idée essentielle devant des contradicteurs qui la niaient, m~s dans chaque « application pratique, les choses changeaient et aucune erreur n'était possible. » Malgré la variété des arguments qu'Engels y ajoute, et ses références à divers chapitres du Capital et au Dix-huit Brumaire, ses « en dernière analyse » et « en dernière instance » qui font place à l'idéologie, à la politique, à la religion, au droit avec leur « mouvement propre », et admettent .même le hasard, c'est la version la plus élémentaire et ·appauvrie du marxisme, détachée de son origine, qui a fait fortune dans le monde. Ou plutôt dans les deux mondes, car elle ne domine pas seulement par la terreur et la torture là où les circonstances ont livré le pouvoir à un parti qui se réclame indûment du marxisme ; elle prévaut ~ librement dans une société dont les idéologues dénoncent inlassablement Marx et le détermi- . , . n1sme ec~normque. Il y a dix ans, sous le nom de « plan Marshall », les États-Unis capitalistes ont décidé de mettre en œuvre une opération sans précédent, l'aide financière aux pays d'Europe où le marasme économique leur semblait propice à l'avance dangereuse ,du parti dit « communiste », ramification de l'État soviétique. Les zélateurs de la libre ·entreprise pensaient, no_n sans de bons motµs, que la •
B. SOUV ARIN E stagnation industrielle, le manque de matières premières, la vétusté de l'outillage, les pénuries alimentaires allaient engendrer le chômage et la misère, donc des troubles sociaux que les « communistes » sauraient exploiter au seul profit de l'impérialisme de Staline. Ils ont donné raison à ceux qui prof essent que l'économique détermine le politique et le spirituel, passant outre aux principes hostiles à l'intervention étatique dans les affaires humaines, et au risque d'encourir le blâme de verser sinon dans le marxisme intégral, du moins dans une sorte de matérialisme histo- • r1que. On a vu mieux en 1950 quand, sous le nom de « plan Schuman », le gouvernement français a proposé de placer la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une haute autorité commune, dans une organisation ouverte aux autres pays. Le préambule du projet indiquait comme objectif essentiel : « Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. » Toute la presse bien-pensante révéla que le mariage du fer de Lorraine avec le charbon de la Ruhr et de la Sarre dissiperait à jamais les « malentendus » séculaires ayant dressé l'une contre l'autre la France et l'Allemagne. Les plus éminentes personnalités politiques américaines, membres du Congrès, fonctionnaires du State Department, publicistes des grands journaux conservateurs ou libéraux, saluèrent en langage dithyrambique l'initiative française comme digne des plus belles traditions du pays de La Fayette et annonçant la liquidation du vieux contentieux franco-allemand, politique et sentimental. Aucun historien marxiste n'avait jusqu'alors philosophé sur les causes de l'antagonisme France-Allemagne en les situant uniquement dans les productions respectives de houille et d'acier. Actuellement, on appelle « doctrine Eisenhower » la politique extérieure américaine qui consiste à fournir une aide économique aux pays « sous-développés » du Proche-.Orient et du Moyen-Orient dans l'espoir d'y maintenir la paix et rétablir l'ordre. Le fanatisme musulman, le terrorisme arabe, l'impérialisme panarabique, les insurrections nationalistes et les rivalités dynastiques autour de la Méditerranée méridionale -et orientale n'ont, selon la dite «doctrine», d'autre explication que l'état arriéré de l'économie dans ces régions où flotte l'étendard vert de l'Islam. Traduite en terminologie marxiste, la « doctrine Eisenhower » postule que la base économique des pays où s'agitent des clans arabes ou soi-disant tels conditionne les phénomènes de superstructure politique et détermine les processus de conscience nationale ou religieuse qui risquent de dégénérer Biblioteca Gino Bianco 75 en conflits impliquant les grandes puissances. On aimerait connaître les mobiles économiques ayant incité des impérialistes anglais à fonder la Ligue Arabe, ceux qui ont décidé des colonialistes français à enseigner les principes de 89 aux indigènes d'Afrique du Nord et, enfin, ceux qui dictent aux bolchéviks staliniens leur stratégie explosive dans le monde oriental.* LES contempteurs du marxisme qui font du marxisme sans le savoir s'en défendent à l'occasion en déniant aux marxistes le monopole de l'interprétation économique de l'histoire. De fait, Marx a eu des devanciers et des successeurs qui se rattachent à d'autres écoles. Charles Andler, dans sa magistrale Introduction historique et son Commentaire au Manifeste communiste, a discerné plusieurs sources auxquelles les jeunes Marx et Engels de 1848 sont redevables, à commencer par le Manifeste des Égaux babouviste, « prototype de tous les manifestes socialistes >>( 1796), à continuer par Blanqui l' Aîné, puis Blanqui !'Enfermé, et le saint-simonien Bazard. « Il ne sera pas exagéré de dire qu'ils doivent beaucoup à Proudhon, à Frédéric List, à Constantin Pecqueur et à son élève Vidal, à Sismondi et à son élève Buret », soit dit sans leur refuser une « part d'originalité, qui est grande ». Le matérialisme historique, demande Ch. Andler, « qu'est-il sinon la conception de la solidarité complète de la théorie et de la pratique, de la mentalité des hommes et de leur activité? >> Or l'idée directrice apparaît déjà chez les penseurs français nommés, Blanqui l'économiste, Proudhon, Pecqueur, sans que nul leur en fasse grief. Quant à la lutte des classes, « une des plus vieilles de la tradition socialiste », elle a été théorisée par Babeuf, par Blanqui, par la doctrine de SaintSimon bien avant Marx, de même que la « révolution en permanence » est une notion blanquiste. L'anarchiste V. Tcherkezov, dans ses Pages d'histoire socialiste, avait précédé Ch. Andler (qui le cite) dans la recherche des antécédents du mar- • On ne cite ici que trois faits saillants d'histoire toute récente, avec leur interprétation officielle, à titre d'exemples. Quant aux écrits, dans le m~me ordre d'idées, ils foisonnent et rappellent en la renouvelant une formule aussi rebattue des marxistes que c< nous sommes les fils du cheval-vapeur 1i. Dans le Figaro du 5 mai 1957, Thierry Maulnier commence ainsi un article : « Nous ne devrions jamais oublier que la révolution technicienne, qui domine et conduit l'histoire des hommes depuis plus d'un siècle, constitue dans cette histoire un fait nouveau radical, l'irruption dans l'univers humain de données qui n'avaient Jamais eu à figurer auoaravant dans la prévision et le calcul. » Une anthologie de textes de ce genre serait fort instructive, malgré les « depuis plus d'un siècle>>1 s « un fait nouveau radical » et les cc jamais ...auparavant » qui ne résisteraient pas longtemps à une di cussi n érieus .
·76 xisme et même il accuse les auteurs du Manifeste communiste d'avoir commis « un plagiat très_scien- .tifique » en s'inspirant du Manifeste de la Démocratie au XJXe siècle (1843) de Victor Considerant (articles des Temps Nouveaux, avril-juin 1900). On en dissertera à loisir. Mais tant de gloses savantes devraient suffire à dissuader les interprètes occidentaux du libéralisme d'assimiler le bolchévisme stalinien au marxisme, lequel relève désormais de l'histoire des idées sociales comme le saint-simonisme et· le positivisme. Même la « dictature du prolétariat » que suggèrent Marx et Engels en passant (quelques lignes éparses dans leur œuvre considérable) n'a rien de commun avec ce qu'on ose appeler ainsi dans l'Union Soviétique : inséparable du régime démocratique tel qu'ils le préconisent, elle est absolument étrangère à l'esprit de parti. « Les communistes. ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers », affirme le Manifeste, et Engels désigne la Commune de Paris comme exemple, ·Marx ne comprend la « dictature du prolétariat » que comme l'autorité exercée par l'ensemble de la population laborieuse. Lénine et Trotski se piquaient de marxisme orthodoxe mais ils n'ont su ni pu résister à la tenta- ·tion de prendre le pouvoir en tant qu'intime minorité, à la faveur de circonstances exceptionnelles. Ce n'est pas le prolétariat, ni même le parti bolchévik. qui fit la« révolution d'Octobre » en 1917, mais le « Comité militaire révolutionnaire » nommé par la majorité léniniste du Soviet de Pétrograd. * A l'encontre précisément de ce marxisme que revendiquaient plusieurs tendances antagoniques du socialisme russe, les bolchéviks résolurent de se maintenir en place à tout prix, ce qui devait impliquer le manquement à toutes leurs promesses, la suppression de toute démocratie et finalement la terreur, tournure tragique des choses qu'avaient prévue certains des plus proches compagnons de Lénine. Celui-ci s'était persuadé a priori que si 130.000 propriétaires fonciers ont pu gouverner la Russie dans l'intérêt des riches, 240.000 bolchéviks pourraient en faire autant dans l'intérêt des pauvres, schématisme outrancier équivalant à renier son marxisme livresque. Après sa mort, rien n'allait subsister des intentions irréalisables exposées dans ses écrits théoriques antérieurs à la mise en pratique. * Cf. M. Tanine: Dix ans de politique extérieure de l'URSS Moscou, Éditions d'État, 1927. La chronique des événements' à la fin de l'ouvrage, note: « 7 novembre. Révolution d'Octobr~ (prise du pouvoir par le Comité militaire révolutionnaire du Parti social-démocrate ouvrier - des bolchéviks - à Pétrograd). » Donc dix ans après, il était encore naturel d'imprimer à Mo~cou une vérité aussi évidente. Ce fut bientôt impossible sous Staline. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCJAL Dans son parti transformé, militarisé, hiérarchisé, discipliné à l'extrême après cinq ans de régime soviétique où s'étaient confondus le Parti et l'État, Staline n'eut qu'à ruser et intriguer dans les cadres supérieurs pour discréditer les doctrinaires, les refouler, puis précipiter leur déchéance. Maître de « l'appareil » politique et de la police secrète, entièrement dépourvu de principes et de scrupules, le sinistre Secrétaire du Parti entre- .prit de déshonorer et d'avilir ses contradicteurs, d'instaurer contre eux et contre des millions d'ennemis imaginaires un système atroce de répression et d'oppression par la torture. Ivre d'un pouvoir sans limites, et au mépris de la doctrine initiale, Staline s'est permis pendant plus de vingt-cinq ans les crimes les plus inconcevables au service de son propre « culte ». Il faudra des volumes pour en rendre compte. Mais en matière de marxisme, on doit noter ici que Staline a domestiqué, asservi l'Institut Marx-Engels de Moscou et condamné à mort son fondateur et directeur, David Riazanov qui avait commencé la seule édition intégrale des œuvres de Marx ; il a supprimé cette édition, ainsi que les Archives Marx-Engels et les Annales du marxisme, ainsi que divers ouvrages essentiels de Marx, ainsi que tous les livres de Riazanov sur Marx et Engels.** Il a supprimé au physique tous les collaborateurs du dit Institut de marxologie qualifiés par leurs travaux sur le marxisme. 11 a supprimé la Théorie du matérialisme historique de N. Boukharine et supprimé son auteur, ainsi que l' A. B. C. du Communisme. 11 a mis au pilon la plupart des livres marxistes et sous le boisseau, même, quantité de textes de Lénine. Il a tué, sans comparaison possible, beaucoup plus d'écrivains marxistes que Hitler, n'en laissant pas survivre un seul. . . La difficulté en l'espèce est de se borner à des indications aussi brèves. Mais leur pertinence réfute assez les sophismes qui honorent à tort · et à traver~ Staline et ses complices en les englobant dans une définition (ausse qu'ils tiennent pour un hommage. Voir en eux des marxistes, c'est abonder dans leur sens et s'interdire de pénétrer leur jeu dans la guerre inexpiable qu'ils mènent contre tout ce qui résiste à leur volont_é de puissance. Depuis bientôt quarante ans, ils n'ont de succès majeurs que grâce à l'ignorance, à l'incompréhension de leurs adversaires. Pourtant la co'nnaissance exacte et tranquille des faits et des idées en cause eût exorcisé, en pleine lumière, le spectre du marxisme. B. SOUVARINE **Cf.Maximilien Rubel: « Karl Marx, auteur maudit en URSS? » Paris, Preuves, n°8 7 et 8, 1951.
.. SUR DEUX TYPES DE SOCIÉTÉS par Michel Collinet UNE société réelle ne peut se désigner par une épithète qui suffirait à la caractériser. Même si l'épithète est adéquate, elle laisse échapper toute la singularité de cet ensemble complexe de relations et de représentations qui constitue le régime d'une société. Par exemple, quand on parle de capitalisme ou de socialisme, on énonce des catégories abstraites, schématisant des rapports sociaux bien ou mal définis (mal définis surtout en ce qui concerne le socialisme) dont on néglige les variations suivant le milieu et l'époque pour les transformer en représentations morales ou affectives suivant les besoins d'une propagande politique. Les termes de « société ouverte » ou de « société fermée » n'éveillent aucune de ces résonances passionnelles. N'ayant pas leur fondement dans une description purement éco11omique, ils semblent encore plus abstraits que ceux de « capitalisme » et de « socialisme ». Ils ne sont ni la traduction d'un réel, ni celle d'une essence, mais appartiennent à ce que Max Weber appelait des « types idéaux». Ils nous apparaissent comme des concepts utiles pour décrire et coordonner certaines formes de relations· entre l'homme et son activité sociale. Le présent article a pour but de montrer de quelle manière ils permettent d'interpréter et de souligner quelques-unes des questions que l'homme se pose sur son existence et sa liberté. PoUR donner une explication aux origines de la morale et de la religion, Bergson a imaginé les deux concepts antithétiques de société « close » et de société ,< ouverte ». Le terme (< imaginer » est d'ailleurs inexact pour le premier d'entre eux. Quand Bergson écrit : <1 La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer Biblioteca Gino Bianco ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat. Telle est la société humaine, quand elle sort des mains de la nature. L'homme était fait pour elle, comme la fourmi pour la fourmilière » 1 , il ne fait que décrire brièvement le type d'une communauté primitive telle qu'elle est généralement admise. Sa description ne devient un concept que dans la mesure où il juge que ce type primitif subsiste dans des sociétés plus modernes et plus vastes. En se limitant et en rejetant de leur sein ceux que les Grecs dénommaient les « barbares », les sociétés, même très développées, participent du type de la société close primitive. Mais cette société ne se définit pas seulement par des limites territoriales ou démographiques. Elle suppose une intégration de l'individu telle que son Moi individuel disparaisse devant son Moi social, sinon l'analogie, que Bergson poursuit en plusieurs endroits, avec les sociétés d'insectes perdrait toute signification. En substituant à l'instinct mécanique des hyménoptères l'activité créatrice des hommes, Bergson introduit dans la société close les liens qui en empêchent la dissolution, à savoir les obligations que la coutume transforme en morale sociale et en religion, avec leur réseau de prescriptions et de prohibitions qui se perpétuent dans n'importe quelle société, quelle que soit sa complexité. A l'opposé de sa société close, Bergson introduit ce qui est alors un pur concept: la société<<ouverte », « celle qui embrasserait en principe l'humanité entière » 2 • De la première à la seconde, « de la cité à l'humanité, on ne passera jamais par voie d'élargissement. Elles ne sont pas de même essence. » 3 Cette différence d'essences n'apparaît l. Les deux sources de la n,orale et de la re/i~ion. 2. Ibid. 3. Ibid.
78 pas si l'on confronte les propositions qui définissent la société «ouverte». Cela tient à ce que Bergson a mis l'accent sur la limitation d'une société close et sur tout ce que cette limitation implique de solidarité, dans la défense ou l'attaque, à l'égard de sociétés voisines. Au contraire, la société humaine serait illimitée, ou, ce qui reviendrait au même, limitée par la planète. Cela signifierait que son agressivité ne pourrait plus se tourner vers un extérieur inexistant et qu'ainsi disparaîtrait un des caractères de la société «close ». Sans nier une relation possible entre la lutte pour l'existence du corps social et l'intégràtion de l'individu - relation évidente en de nombreux phénomènes historiques - elle ne saurait servir de définition à des concepts dont on exige qu'ils éclairent ou ordonnent l'infinie complexité des rapports humains à des époques fort différentes les unes des autres. Une société doit se définir essentiellement à partir des relations internes de ses membres et accessoirement dans ses rapports avec d'autres sociétés extérieures à elle. Elle doit donc se définir à la fois comme un ensemble de structures économico-sociales et comme .un ensemble de fonctions nécessaires à son existence. Le terme de société «close» a d'abord une résonance négative; il implique une absence de rapports avec le monde extérieur mais nullement un ordre fixé à l'intérieur. Pour lui donner une valeur descriptive suffisamment féconde, il faut entendre par là une société où l'individu n'existe qu'à travers sa fonction sociale et par conséquent ne se considère pas en dehors d'elle. Lié à sa fonction, l'individu fait partie intégrante de la société et ses manifestations . , . . pnvees ne sauraient menre en cause son appartenance au groupement tout entier. Une telle société est doublement close : elle ignore les influences extérieures susceptibles d'en modifier l'ordonnance, mais aussi la révolte de ses membres qui ne peuvent se concevoir en dehors de l'ordre qu'ils servent. Ce second caractère semble plus important que le premier, car s'il est hautement improbable qu'une telle société englobe jamais toute l'espèce humaine, il n'est pas contradictoire d'imaginer que l'humanité dans son ensemble constitue une société « close »ou « fermée », au double sens indiqué. .L'opposition faite par Bergson entre les deux types de sociétés peut avoir un caractère de probabilité, elle ne saurait être logiquement essentielle. Il faut donc définir le type de société « ouverte » comme la négation du premier, en retenant principalement son caractère intérieur. Nous appellerons _société « ouverte » une société où l'individu peut , . . . conserver ou acquer1r une certaine autonomie par rapport à sa fonction. La fonction co11sidérée du dehors est susceptible de devenir objet de jugement et, par une extension possible, l'ensemble des fonctions et des structures peut à son tour devenir l'objet d'un jugement de la part de chacun. L' « ouverture » de la société consiste alors dai1s le fait qu'elle peut être mise en question par ses membres. La description structurelle et fonctionnelle d'une société « fermée » devient radicalement BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL insuffisante pour une société «ouverte » si elle néglige la connaissance des jugements que ses membres portent sur elle, c'est-à-dire l'opinion publique. Toutes les sociétés modernes ont une certaine ouverture : la démocratie n'est concevable qu'à partir d'une opinion publique qui puisse par voie institutionnelle remettre en question, sinon l'essence du régime, du moins certains de ses aspects, même les plus déterminants. Les systèmes totalitaires se comportent comme des sociétés fermées où l'homme n'est rien en dehors de sa fonction et où l'opinion publique se réduit à un mythe de propagande, simple reflet des décisions prises « au sommet». Il serait faux cependant de les assimiler entièrement aux sociétés fermées du type primitif. On retrouve dans ces systèmes une religion ou philosophie d'État dont le rôle fabulateur est de justifier un réseau de prescriptions et d'interdits très proches de ceux qu'on observe chez les, primitifs, mais on y trouve aussi un appareil policier dont l'existence et le comportement sont des preuves suffisantes que la contrainte y est nécessaire pour en maintenir la cohésion. Traduit psychologiquement, cela veut dire que l'individu y possède une autonomie sinon d'action, du moins de pensée, mais qu'il doit la laisser inexprimée ou la refouler dans l'inconscient. L'ouverture des systèmes totalitaires s'entoure donc d'un mystère qui rend presque impossible toute appréciation solide sur leur évolution. DANS la société fermée, la notion de fonction sociale prend un sens très voisin ' de celui qu'elle a en physiologie. Si l'hypothèse de la sociologie organiciste, comparant tout agrégat humain à un organisme biologique, nous amène dans les sociétés modernes, qui sont ouvertes, à des conclusions fantaisistes, il n'en est pas de même dans les sociétés primitives où l'intégration individuelle ne sépare pas l'homme du rôle qu'il joue. Malinowski explique les faits ethnologiques par leur rôle dans le système culturel entier de la société. Un autre ethnologue, Radcliffe-Brown, définit la fonction sociale d'un mode d'activité ou d'une manière de penser comme «leur relation à la structure sociale, à l'existence et à la continuité de laquelle ils apportent leur contribution » 4 • Ainsi les fonctions se répartissent en vue de la conservation des structures sociales. Cela n'implique ni le repliement de la ···société sur un territoire limité, ni même sa fixation au sol (il a existé et existe encore des sociétés nomades conservant leurs relations internes malgré les déplacements de ses membres). Les fonctions y sont donc cristallisées en institutions publiques ou secrètes dont les rôles ou privilèges sont parfaitement délimités. Il peut même arriver que cette cristallisation déborde le cadre fonctionnel et s'attache à l'individu. A côté de confréries secrètes 4. A.R. Radcliffe- Brown : On Social Structure. Londres.
M. COLLINET se rencontrent des castes publiques que l'hérédité professionnelle, le mariage endogamique et même le langage ésotérique transforment en sociétés closes au sens propre du mot, puisque hostiles à toute pénétration du dehors. L'individu y trouve son activité fixée d'avance par sa naissance et ses attaches familiales ; il est consacré à sa fonction au sens rituel du mot, et celle-ci, sacralisée, participe de l'ordre naturel ou universel dont la société se reconnaît comme un élément stable, comme sa composante humaine. La rigidité héréditaire de la caste n'est nullement nécessaire à la rigidité sociale de l'ensemble; elle reste souvent partielle et la société produit ellemême ses fonctionnaires par nomination, élection ou compétition dans l'épreuve. Certains voudraient y voir un germe élémentaire de démocratie : en fait, il s'agit de désindividualiser la fonction à l'aide d'une sélection qui corrige l'aveugle nécessité héréditaire. La société s'identifie aux dieux qui bousculent la fatalité, se crée une volonté à leur image et supprime l'individu dans son originalité biologique. _Le choix qui oblige l'« élu» à se soumettre à cette volonté n'est en rien une reconnaissance de lui par ses maîtres, ses pairs ou ses serviteurs. L'acte est sacré et il ne pourrait s'y • • • soustraire sans expier son crime. En cristallisant ses fonctions dans un ensemble rituel impliquant leur rôle sacré, la société fermée justifie son caractère immuable et rigide par sa situation au centre d'un univers cosmique clos qui échappe au fleuve du temps 5 et la préserve d'un entourage chaotique qui serait le royaume de la nuit et de la mort. Se plaçant hors du temps, la société fermée considère ses actes comme des répétitions permanentes d'actes primordiaux ayant une portée mythique. En accomplissant leurs fonctions, ses membres participent à l'ordre cosmiqt1e. Hors de leurs fonctions ils ne rencontreraient que le chaos. On voit donc à quel point les fonctions fabulatrices des religions primitives sont nécessaires à la conservation sociale. L'autonomie humaine semble commencer quand l'individu trouve un contact direct et personnel avec le cosmos. Son être spirituel se révèle alors extra-social et s'aventure dans le monde extraterrestre. Étant autre chose que sa fonction, l'l1omme qui /s'évade de la contrainte sociale s'évade en même temps du système cosmique officiel. Contre les brahmanes, il devient bouddhiste et contre les dieux de l'Hellade, il s'adonne au culte d'Orphée ou aux mystères d'Eleusis. Alors qu'apparaît l'individualisme, la religion sociale se profanise. La société peut subsister organiquement avec ses institutions et ses rites, mais l'évasion même simplement mystique, le besoin d'un salut personnel 6 sont des signes révélant que l'individu n'est plus entièrement socialisé, qu'il vise à une existence autonome. 5. Cf. les divers ouvrages de Mircea Eliade. 6. Il s'agit J;>arlà d'échal)J;>er grâce à un rituel d'imitation à l'éternel retour qu'imJ;>osentles religions sociales. BibliotecaGinoBianco 79 Ainsi la société fermée peut s'ouvrir d'abord non sur l'espèce humaine, mais sur l'infinitude d'un sentiment religieux personnel. Elle n'aborde plus l'homme dans sa totalité, et un élément de contrainte peut-être faible, peut-être inconsciemment ressenti, apparaît. Un Moi personnel se différencie du· Moi social et l'individu, situé dans la société, ne saurait être confondu avec elle. Même si apparemment l'homme continue pour autrui à s'identifier à sa fonction, une partie plus secrète de son existence échappe au contrôle social et à la société qui subsiste organiquement dans sa forme rigide et fermée. Ainsi peuvent naître sur le seul plan spirituel les linéaments d'une société ouverte que nous concevons logiquement comme la négation de la société close, mais qui historiquement en sort par une évolution que l'on peut désigner comme un «progrès». L'histoire grecque, des tribus homériques à la démocratie de Périclès, déroule sous nos yeux le processus d'ouverture d'une société primitive fermée. L'évasion personnelle qu'entretient le culte orphique autant que le rationalisme de la physique ionienne aboutissent en quelques siècles à la notion politique et juridique de la citoyenneté. A ce stade, l'homme tribal et purement fonctionnel est dépassé et une société ouverte se substitue à la vieille société close. UNE société intégralement ouverte suppose que l'homme non seulement domine les fonctions qui sont comme le mécanisme actif de l'état social, mais qu'il est capable de considérer les structures, qui en sont l'anatomie, comme déterminées par des nécessités organiques permettant au mécat nisme fonctionnel d'entretenir cet état. Une telle société est éminemment rationnelle puisque le jugement de ses membres implique qu'ils ont pris conscience de leur rôle social. Ce qui s'accompagne en général de l'adhésion à une métaphysique étrangère à l'ordre social. Ainsi au XVIII 8 siècle, l'individualisme en révolte contre les structures et fonctions héritées de la tradition féodale s'appuyait sur une «religion » de la nature, considérée comme étrangère à cet ordre. Toute prise de conscience a besoin d'une philosophie située elle-même hors de l'ordre social et qui l'anime en lui donnant une justification intellectuelle autant que la finalité nécessaire à une action quelconque. Un second aspect de cette société est son extrême fluidité. Il faut entendre par ce mot qu'elle réalise consciemment un état d'équilibre permanent, adaptant fonctions et structures aux changernen ts souvent spontanés, et parfois imprévisibles, des rapports entre les hommes. Cette société aurait surmonté la double inertie des choses et des hommes, la dernière étant paradoxalement la plus forte puisque pénétrée des archétypes dont l'humanité se nourrit depuis ses origines. D'après ces deux caractères, il est évident qu'une société intégralement ouverte n'a jamais existé dans l'histoire et n'a guère de chances
80 d'exister dans l'avenir. Les démocraties les · plus libres impliquent le contraire de la fluidité, c'està-dire des ·cristallisations, tant dans le domaine des choses que dans celui de l'esprit. Ces cristallisations sont des séquelles ou simplement des images de l'ancienne société fermée qui, détruites périodiquement par l'évolution ou les révolutions politiques ou économiques, renaissent en changeant de forme ou de contenu et s'opposent aux évolutions ultérieures. Pour utiliser une image physique, on peut concevoir la société réelle, telle qu'elle apparaît dans les démocraties les mieux établies, comme un liquide en voie de cristallisation, mais où les deux phases solide et liquide coexisteraient dans l'ensemble, étant entendu que ces deux phases peuvent différer profondément par leurs importances relatives et leurs natures spécifiques. C'est ainsi que le régime de la propriété est certainement l'une de ces cristallisations ; cela ne l'empêche pas de différer profondément si l'on passe, par exemple, d'un système totalitaire sans fluidité au capitalisme américain qui en connaît une très grande. Toute évolution politique et sociale brise les cristallisations du régime auquel elle s'attaque et réalise pendant une période donnée une société extrêmement fluide, où les fonctions les plus importantes prennent un aspect charismatique 7 en même temps qu'elles sont remises en question. En se retirant, le flux révolutionnaire laisse voir de nouvelles cristallisations, soit simples transpositions des anciennes, soit mises en forme toutes neuves des mobiles qui étaient à la source de la révolution. Ainsi la constitution avortée de 1793 avait la prétention de jeter les fondements d'une société extrêmement fluide. Celles de 1795 et de 1800 mettaient de « l'ordre » en proclamant de fortes cristallisations institutionnelles et juridiques. .De même la « démocratie » soviétique du Lénine de 1917 niait toute stabilité en s'appuyant sur le concept fluide du « prolétaire armé » ; le régime bolchévik créait ensuite des formes sociales beaucoup plus. rigides que celles de l'ancien régime. La raison d'être d'un régime démccratique est d'assurer un équilibre dynamique entre les formes cristallisées et les formes fluides des rapports humains. Les premières sont nécessaires à sa stabilité et comportent les hiérarchies qui permettent au système d'exister ; les secondes doivent agir comme ferment indispensable à la dissolution de ces formes cristallisées et rendre possible d'adapter aux changements inévitables des formes nouvelles propres à les contenir. Cependant, bien que ces formes aient des rôles fonctionnels parfois très différents des anciennes, il n'est pas rare qu'elles se colorent par imitation de celles-ci et qu'elles maintiennent dans la conscience · des hommes des archétypes sur lesquels se modèle leur comportement. L'exemple le plus typique 7. Rappelons que pour Max Weber un homme a un pouvoir charismatique quand il le tient de son influence personnelle plutôt que d'une fonction déterminée par la constitution ou la coutume. BibliotecaGinoBianco • LE CONTRAT SOCIAI.J de cette permanence est le maintien dans certains grands corps de l'État démocratique de traditions ou d'habitudes directement héritées de la monarchie féodale : l'armée du xxe siècle dans la plupart des pays européens est peut-être celui de~· corps· fonctionnels qui a le plus vécu sous l'empire des 1 archétypes. On en dirait presque autant du cl~rgé 1 ou de la magistrature civile. En France, la propnété foncière est d'origine -révolutionnaire, née des·/ dépouilles du clergé et de la noble~~e. Il n'en. est pas moins vrai que durant le XIXe siecle au moins, elle a conservé ou recréé bien des traits antérieurs, jusqu'au point de les faire revivre dans la p_ropriété industrielle où pourtant les rapports humains sont organiquement d'une autre nature. LA SOCIÉTÉ ouverte s'exprime surtout sous l'aspect d'une tendance qui se combi?e à ~es états permanents où se retrouvent en parne certains caractères des sociétés fermées. Celles-ci nient l'histoire qui est synonyme de changement et, comme l'a remarqué Mircea Eliade, elles adoptent des religions ou cosmogonies antihistoriques ou impliquant un retour éternel et périodique du temps. Bien que le christianisme soit. une religion historique, vivant d'un événement (la vie et la mort du Christ) et prévoyant une fin de l'histoire humaine avec la rédemption, il est remarquable que le moyen âge occidental ait produit avec saint· Thomas une interprétation chrétienne d'Aristote, c'est-à-dire ait marié avec une religion temporelle une philosophie qui n~ l'était pas. 8 Le moyen âge chrétien est aussi une société fermée qui prétend échapper au temps. Pour être plus précis, il est, en Occident, un complexe de sociétés fermées juxtaposées : l'Église, la noblesse féodale et la bourgeoisie urbaine, formant en réalité trois sociétés mitoyennes qui vivent en état de coexistence, se respectant ou se combattant tour à tour, mais pratiquement impénétrables l'une à l'autre. 9 Les changements de cette société peuvent être considérables à la suite de conflits intérieurs ou même de ces grandes évasions momentanées que furent les croisades ; ils ne modifient que très lentement le caractère statique et fermé du monde médiéval. Quant à la structure trifonctionnelle, elle permet à l'homme de conserver une relative autonomie vis-à-vis des pouvoirs qui s'équilibrent et de s'évader d'un de ces pouvoirs pour se soumettre à un autre. Bien qu'elle veuille se clore, cette société garde une possibilité d'ouverture dans le fait, propre à l'Occident, de la séparation ---;-et parfois de la lutte - des pouvoirs spirituel et temporel. La monarchie laïque _en est 8. Après Duhem et Sorokine, Mircea Eliade note l'importance des conceptions cycliques de l'univers et du temps dans l'Occident médiéval. Cf. Le mythe de l'éternel retour. 9. A cette division tripartite, il faut naturellement ajoutei: la classe paysanne, taiJ1able et corvéable, classe ouverte qui n'est garantie par aucun privilège ou droit reconnus; le comportement du paysan varie de l'évasion phys~que à la révolte collective.
M. COLL/NET la conséquence, ainsi que le caractère frondeur d'une bourgeoisie parvenue par une série de privilèges à être indépendante des deux autres pouvoirs. Cette évolution ne se retrouve pas dans la théocratie byza;:itine où la bourgeoisie, bien que disposant des richesses · d'un grand commerce maritime, . resta soumise au pouvoir impérial. Outre sa structure tripartite, la société médiévale a un élément d'ouverture dans les grandes voies commerciales qui, par les ports d'Italie ou de Rhénanie, débouchent sur le monde extérieur, de même que par ses rapports avec les Arabes, grâce à quoi elle retrouve le contact avec la pensée hellénique, sa philosophie et sa science. Cela montre que cette société, malgré sa volonté de rester statique et de cultiver ce qui la rendait imperméable au temps, finit cependant par se pénétrer d'influences qui la transforment au xve siècle. L'ouverture aux influences extérieures 11'aurait sans doute provoqué que peu d'effets internes - ici s'impose une comparaison avec l'empire byzantin - si à l'intérieur de sa division tripartite, 1 ~s relations féodales n'avaient été marquées d'un caractère personnel où subsistnt l'homme à travers sa ~ituation et qui impliquait finalement un certain droit de résistance du vassal au suzerain ; il s'y ajoutait une fonction royale plus élective que sacré~, ainsi qu'une communauté ari-stocratique, source ultitne de la souveraineté politique. Dans la dissolution de la société médiévale, ces éléments se retrouvent parfois intacts, le plus souvent déformés jusqu'à en devenir la caricature. Ils se cristallisent en institutions ou coutumes frappées de désuftude et périssent dans les grandes secousses révolutionnaires des t~mps modernes. Tel fut par exemple le sort de la noblesse française qui, au fur et à mesure de son inutilité fonctionnelle, se cristallisa en une caste de plus en plus fermée et isolée de la nation, sans rendre de services équivalents à ses privilèges. * )f )f AU xv1e siècle cependant, castes ou sociétés f rmées cr .1quent quand l homme se découvre pionnier d'un monde accessible, aux dimensions de la planète, et théoricien d'un univers infini où s'anéantit la vieille conception égocentrique des sociétés closes. Héritier d'un passé qu'il transcende dans ses manifestations prométhéennes, il redécouvre cette « flèche du temps » que les religions historiques, à travers leurs Églises, avaient abandonnée pour un monde statique. Il n'est problème moderne qui ne se soit posé en termes à peine différents à l'homme de cette époque, celle de la grande « remise en question » du monde et de la société. 11 n'est conflits latents ou sanglants, où se mélangent intérêts et fanatismes, qui ne préludent alors au terrible demi-siècle de notre temps. A travers eux apparaît une notion de l'homme considéré comme extérieur à sa fonction, à sa religion, à sa classe, à son pays, à l'autorité politique. A l'intensité et au nombre de ces BibliotecaGinoBianco 81 problèmes peut se définir une société ouverte où l'activité souvent pleine « de bruit et de fureur » n'envisage que les possibles et ignore les tabous. L'homme y a l'impression de forger son destin dans la mesure de sa réussite personnelle ou d'y être enseveli sous le chaos quand il subit le destin des autres. De là procèdent les utopies où se combinent l'épanouissement de la raison critique et un ordre social apte à harmoniser sans douleur les initiatives et aspirations de chacun avec des fins universelles dont le caractère immuable présenterait un gage de reposante sécurité pour tous. Le XVIe siècle a Thomas Morus et son île rationnelle ; le XIXe, au lendemain de la Révolution française, a Saint-Simon et son école, y compris Auguste Comte. A la société considér~e comme un rassemblement tumultueux d'individus dont les activités se contredisent souvent, Saint-Simon oppose la société comme « Être collectif » où le Moi social règnerait seul. A l'état « critique » de la première, il oppose l'état « orgàruque » de la seconde, où « tous les faits de l'activité humaine sont classés, prévus, ordonnés par une théorie gé.:iérale » 10 • Retour à une société fermée dont l'organisation rationnelle se présenterait comme une sublin1ation humaine des instincts spécifiques des sociétés animales? Cette société n'aurait pas à connaître le scandale . prométhéen de ceux qui pensent et agissent avant les autres, mais seulement la présence de ceux qui pensent après ou ne pensent pas du tout et dont la << sagesse », bien adaptée à la « théorie générale», ne préserverait même pas les hommes des maux recélés par leur boîte de Pandore. Tout bouleversement crée un désir d'ordre et toute époque bouleversée suscite la nostalgie d'un lieu ou d'un temps où aurait disparu « le mouvement qui déplace les lignes ». Le socialisme du x1xe siècle, surtout dans la mesure où il fait appel à l'État, porte la marque de cette nostalgie provoquée par les mutations souvent cruelles des vieilles structures sociales. Du mytl1e passé de l'âge d'or au mythe futur de la << société sans classes », en y comprenant les grandes utopies antérieures au marxisme, se retrouve l'aspiration vers un état stable ou « organique )>, à l'abri des remous de l'histoire et de l'érosion du temps. Idéal d'une société fermée, même étendue aux dimensions de la terre, où institutions et coutumes trouveraient leur forme définitive et où les problèm~s, cessant d'être politiques selon Marx, ne seraient matière qu'à controverse académi:iue, à moins de disparaître aux yeux d'une humanité scl~rosée. SI LA SOCIÉTÉ fermée ne connaît pas de probl' me, inversement une société intégralement ouverte implique que tous les problèmes s'y posent avec plus ou moins d'acuité ou d'extension : elle aurait 10. Exposition de la Doctl'i11e, prcmi re i.éance
82 l'aspect d'un pandémonium qu'affirmations et négations risqueraient d'amener au néant par destruction mutuelle. A l'image du feu dérobé par Prométhée et considéré par les Anciens comme le fluide le plus subtil, elle serait spécifiquement instable et informe : peu ou pas d'institutions fixes, mais de simples cadres institutionnels, capables d'absorber le devenir avec le présent; une extrême mobilité détachant l'homme de sa fonction et lui permettant un passage aisé de l'une à l'autre des fonctions extra-institutionnelles ou extra-personnelles ; peu ou pas de division du travail. Une société aussi fluide appartiendrait au temps et ne se définirait pas hors de lui ; brûlant ce qu'elle aurait adoré et réciproquement, elle serait amorale et sans doute areligieuse dans la mesure où toute religion vit d'archétypes nés de l'affabulation passée. En un mot, elle serait aussi fantastique que les sociétés fermées des grandes utopies et encore plus inconcevable qu'elles. Les périodes révolutiorJ.11aires de courte durée en donnent une image dans la mesure où les luttes de classes ou de factions y interdisent une construction stable, qu'elle soit novatrice ou réactionnaire. Toute révolution de quelque durée tend, par pesanteur naturelle, à se cristalliser en institutions et coutumes où se combinent en proportions variables les structures anciennes et nouvelles. A plus forte raison, toute société concrète, relativement stable entre deux crises, est -un mixte d'éléments fluides et cristallisés, autrement dit u11 complexe de sociétés ouverte et fermée. Sans recourir à l'absolue opposition saintsimonienne entre périodes critique et organique, on peut cependant admettre que toute société, depuis cinq siècles, comporte simultanément ces deux aspects qui, nan1rellement, prédominent à tour de rôle et marquent leur temps d'un caractère dominant. En ce sens, les cent cinquante ans de la monarchie absolue en France peuvent être considérés comme une tentative d'élaborer un état « organique » dont le système mercantile assure la fermeture · économique, état qui, malgré une diversité d'origine, comporte une pyramide hiérar-. chisée dont la pointe réside dans la personne sacrée du monarque de droit divin. L'esprit de cette société est le classicisme. «On a soustrait la politique, la religion, la société, l'art aux discussions interminables, à la critique insatisfaite ; le pauvre navire humain a trouvé le port, puisse-t-il y rester longtemps, y rester toujours. » 11 L'effort révolutionnaire du XVIIIe siècle pour briser cette société fermée s'enveloppe aussi dans le sentiment des éternelles vérités, montrant par là que des forces antagoniques adoptent un fonds commun de croyance et de comportement. Ce siècle respire le classicisme auquel la «philosophie des lumières » ajoute sa foi dans la fixité du monde. Newton n'a-t-il pas découvert la stabilité d'un univers qu'on aurait pu croire détruite après la mécaniqt:e galiléenne ou cartésienne ? La nouvelle 11. Paul Hazard : La cri"se de la consci"enceeuropéenne. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL société en gestation ne s'ouvre pas dans le temps mais dans l'espace par le contact direct et révolutionnaire d.e l'individu avec la nature, contact assuré par le moyen de la seule raison, extérieure à des relations sociales qui sont les séquelles d'un âge révolu et «irrationnel». En se reconstruisant sur la raison individuelle, la société permet à l'homme d'échapper à sa servitude fonctionnelle, mais par son caractère fixiste elle lui prépare inconsciemment de nouvelles prisons. La communion collective des sociétés primitives avec la nature s'y retrouve sous des formes diverses 12 mais qui toutes sont individualisées. Les droits de l'homme peuvent annoncer une société ouverte dont la fluidité serait canalisée par l'exercice permanent et illimité d'une toute-puissante raison : c'est là ·le sens du progrès indéfini tel qu'il est proclamé par Condorcet. Mais ils peuvent aussi mener à l'utopie robespierriste d'une société close de petits propriétaires vertueux que la raison ne saurait briser, une société édifiée de manière que «tout le monde délibérant pense, agisse et parle dans le sens et dans le cercle de l'ordre établi » 13 • Ainsi le lien personnel de l'homme avec la nature signifie chez l'un la possibilité de transcender son état présent dans un progrès indéfini et chez l'autre l'obligation de se soumettre à un ordre «na~el » fixé une fois pour toutes par la« souveraine raison». LA SOCIÉTÉ bourgeoise du XIXe siècle n'a eu besoin ni de la vertu républicaine, ni même de la religion naturelle pour' bouleverser un monde. Le progrès technique, la concurrence et le profit illimités ont été les moteurs de son expansion alors que la propriété, la nation et l'État, devenus des entités sacrées, étaient les piliers de sa conservation en face des masses populaires démunies de propriété, étrangères à la nation et hostiles à l'État. A une telle société le changement est immanent, hors de toute idée de perfectibilité puisque le progrès technique est en lui-même un phénomène cumulatif. Le libéralisme et le socialisme interrogent l'avenir à leurs manières, différant entre eux sur la nécessité ou la contingence des cristallisations qui canalisent l'expansion politique et économique. Le besoin d'un ordre plus soucieux du sort des hommes et l'affirmation d'une liberté illimitée comme source de tout progrès matériel et spirituel s'opposent dans l'esprit de chaque réformateur, dont les contradictions intellectuelles ne sont en l'occurrence que le reflet d'une société dynamique pénétrée de contradictions réelles, , oscillant sans cesse entre le risque souvent cruel et la sécurité généralement sclérosante. Les guerres mondiales et le simple progrès technique ont plus fait que les luttes de classes pour enlever aux cr~stallisations bourgeoises leur 12. Elles diffèrent par exemple ·entre Rousseau et Diderot. 13. Saint-Just : Fragmênts sur les Insti"tutions républi"caines.
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