.K. ARON à long terme de la civilisation industrielle sur l'inégalité risque de peser moins lourd dans la balance historique que l'impatience des masses et l'affaiblissement des traditions. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • De l'inégalité sociale La civilisation industrielle entretient le dialogue entre partisans et adversaires des profits ; elle nourrit les conflits entre les groupes pour la répartition du revenu commun ; elle ne supprime pas l'opposition entre ceux qui rêvent de quasi-égalité et ceux qui se résignent facilement à un partage arbitraire des biens de ce monde. Quand on envisage l'égalité sociale, la controverse prend une autre portée, car il s'agit de la fin dernière. Quelle est la bonne société? Celle dont tous les membres auraient même façon de vivre, ou au contraire celle qui se diviserait en classes dont chacune aurait conscience d'occuper une place déterminée dans l'ensemble, de se situer à un niveau reconnu de la hiérarchie? On peut, à la rigueur, admettre que l'égalisation des revenus soit unanimement tenue pour souhaitable. Il n'y a aucune raison d'admettre que l'égalité sociale semble à tous un idéal. Certains conservateurs jugent conf orme à l'intérêt commun de donner aux différents groupes le sentiment de l'inévitable hiérarchie. Il convient ' d'inculquer aux simples citoyens le respect des valeurs nobles, l'obéissance aux hommes authentiquement les meilleurs. Les fonctions supérieures sont exercées par une minorité ; il est bon que la supériorité de ce petit nombre soit reconnue. Le fait aristocratique subsiste en une civilisation industrielle. A le nier, on risquerait de contraindre l'élite à l'emploi de la force nue. Le développement de la civilisation industrielle ne tranche ni en faveur d'une Républiqued'égaux, ni en faveur d'une communauté · organique et hiérarchique. Selon que l'on met l'accent sur l'égalisation des revenus ou sur la différenciation des métiers, sur la diffusion des automobiles ou des postes de télévision ou sur l'échelle des traitements, on croit au rapprochement entre les conditions ou au maintien de classes sociales. L'expérience actuelle suggère que la structure des classes n'est pas déterminée par l'état économique; la distance entre les groupes n'est pas proportionnelle à l'écart entre les revenus. Les différences entre les manières de vivre ou les façons de penser dépendent de causes multiples, historiques et morales autant que matérielles. - B"blioteca Gino Bianco 7 Même si les manières de vivre doivent se rapprocher avec l'accroissement des marchandises à la disposition de tous, deux facteurs d'inégalité subsistent : le prestige et la transmission des privilèges d'une génération à l'autre. Une société industrielle de type soviétiquè comporte une hiérarchie plus nette, plus recon~ nue que la société industrielle de type américain. L'idéologie soviétique proclame que « les cadres décident de tout ». La fonction de commandement du parti communiste, des chefs civils et militaires est exaltée, alors que .la propagande, voire la doctrine américaine est individualiste, presque libertaire. La civilisation moderne est aussi compatible avec la défense et l'illustration du common man qu'avec l'éloge de l'avant-garde prolétarienne. Elle tolère provisoirement, en Grande-Bretagne, la survie d'une classe dirigeante dont les habitudes, le mode de vie, la façon de parler datent du siècle dernier et ne sont pas ceux du commun. Les néo-conservateurs se défendent d'idéaliser une aristocratie défunte, ils constatent simplement, affirment-ils, le fait aristocratique ; peu importe qu'il s'agisse de propriétaires terriens ou de directeurs d'entreprises, de magistrats ou d'hommes politiques. On doute, malgré tout,. que les cadres de la société industrielle soient comparables à une aristocratie du passé. Il y a un siècle, Renan voyait une contradiction essentielle entre l'esprit commercial et la noblesse. Tocqueville jugeait que les chefs d'industrie demeuraient pour ainsi dire étrangers aux travailleurs, à la différence du seigneur qui fut traditionnellement un soldat ou un propriétaire de terres. A une époque où la proportion de la maind'œuvre employée dans l'agriculture diminue inévitablement (elle est inférieure à 10 % aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, inférieure au tiers en France), à l'âge de la production en grande série et des armes atomiques, on compterait vainement sur les propriétaires de terres ou les officiers pour encadrer le peuple, comme on disait jadis. En attendant que le progrès économique fasse éclater les métropolis en petites communautés, quels peuvent être les cadres? Les métiers qui apportent le plus d'honneurs sont aussi ceux qui sont les mieux rétribués (non sans quelques exceptions). Employés supérieurs de l'industrie et de l'administration, entrepreneurs, hommes politiques, avocats et médecins, écr~vains et artistes à succès constituent ensemble les groupes privilégiés de toute société industrielle ; ils y exercent les métiers qui exigent le plus de qualification, qui imposent le plus de •
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