60 Lorsque les médecins ne font pas preuve de toute la rigueur nécessaire, il arrive que les autorités imposent des normes, telles qu'une température minimum, pour séparer automatiquement les « malades » des bien « portants », et ceci sans tenir compte du fait que toutes les maladies ne sont pas fébriles. Ou bien on impose au médecin un contingent maximum - c'est-à-dire un pourcentage donné du nombre total des personnes qu'il soigne - de congés de maladie à accorder pendant une période de temps déterminée. Dépasser ce contingent serait aller au-devant des « ennuis ». En accord avec certaines tendances à la libéralisation depuis la mort de Staline, quelques-uns des éléments les plus odieux des lois sur la discipline du travail ont été abrogés; une élévation graduelle mais perceptible du niveau de vie a suivi. Jusqu'à un certain point, cette évolution a atténué les pressions exercées sur le médecin soviétique, mais les problèmes fondamentaux demeurent. Les deux rôles possibles du médecin soviétique Qu'un conflit persiste entre les impulsions humanitaires du médecin et le rôle que le régime entend lui voir jouer est clairement révélé par la presse soviétique. Des médecins sont fréquemment condamnés pour bonté excessive, crédulité, indifférence ou irresponsabilité. A titre de preuve, les journaux assurent qu'on voit des gens pourvus de certificats de maladie qui les disent parfois « à l'article de la mort» se promener en parfaite santé, non seulement jouissant de leurs loisirs mais les consacrant à l'occasion à gagner de l'argent. Par exemple, le Troud a critiqué les médecins de la province de Drogobytch pour leur« attitude exceptionnellement frivole en matière de certificats de maladie. Il suffit de mimer la souffrance pour être dispensé de travail » 30 • « Il est temps de faire comprendre aux médecins compatissants, concluait un autre article, que leur bonté excessive (plus exactement leur irresponsabilité dans l'octroi de congés de maladie) coûte cher. » 31 30. « Encore les braves gens », Troud, 7 avril 1955. 31. Éditorial du Troud intitulé cc Le congé de maladie », 8 avril 1955. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL On peut dire ainsi que le médecin soviétique joue un rôle d'amortisseur entre les exigences d'un régime totalitaire et la population, de hâvre de grâce, de dernier recours contre la discipline oppressive. Par le «magique» certificat de maladie on peut obtenir un congé, arracher un repos aux chefs trop zélés, justifier des changements d'affectation. Si cela impose indiscutablement au médecin une lourde charge - et qui n'est pas sans dangers - cela peut néanmoins lui donner la satisfaction d'« aider», bien que l'aide ne soit pas strictement «médicale ». Ainsi le rôle social du médecin devient partie intégrante du système des «mécanismes d'ajustement » qui se retrouvent dans la pratique dans la plupart des sociétés et qui rendent la vie plus .. tolérable pour l'individu. Comme l'écrivait il y a plus de cent ans le célèbre pathologiste allemand Rudolf Virchow, « les médecins sont les avocats naturels des pauvres et les problèmes sociaux sont dans une large mesure de leur ressort » 32 • Plus récemment, Elinor Lipper, qui passa près de onze ans dans un camp de concentration soviétique, a raconté qu'un médecin lui avait dit : «Les camps sont faits pour serrer la vis aux détenus et nous, médecins, sommes là pour la desserrer un peu» 33. Si, comme semblent l'annoncer certains signes récents, les dirigeants soviétiques actuels jugent à propos de mettre l'accent sur les stimulants plutôt que sur la coercition - les pressions et les exigences extra-médicales envers le médecin soviétique décroîtront peut-être d'une façon correspondante : alors il pourrait consacrer plus de temps et d'énergie aux questions médicales proprement dites. Mais · dans la mesure où le système soviétique demeure essentiellement inchangé, le médecin continuera à se trouver devant une triple obligation : son importune responsabilité civique d'imposer la discipline du travail, sa responsabilité professionnelle de guérir les malades et sa responsabilité sociale, qui l'appelle à « desserrer la vis» à une population , , surmenee, surpressuree. ( Traduit de l'anglais) MARK G. FIELD 32. Cité par Henry E. Sigerist, --o Medecine and Human Welfare, New Haven, Yale University ..Press, 1941, p. 93. 33. Onze ans dans les bagnes soviétiques, Paris, Nagel, 1950, p. 218. ,
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