M. G. ·FIELD contradiction entre l'importance de la fonction du médecin et la rétribution qu'il reçoit est probablement ce qui détourne de .la médecine beaucoup de jeunes gens de valeur. Il est intéressant de noter à ce propos qu'en Union soviétique la médecine est devenue un métier de femme : environ sept ou huit médecins sur dix sont des femmes, tandis qu'avant la révolution le chiffre était de moins de un sur dix. 13 En revanche, certaines données permettent de conclure que la plupart des postes supérieurs dans la médecine soviétique sont occupés par des hommes. 14 Cela a été confirmé par mes observations personnelles. Toutefois, une importante exception est le ministre de la Santé, la première femme à occuper ce poste. Le fait qu'il n'existe pas d'association indépendante des médecins est d'un intérêt sociologique égal. Comme le régime soviétique a craint que des associations professionnelles autonomes ne deviennent des noyaux indépendants, toutes les associations médicales d'avant la révolution furent déclarées illégales en tant que « contre-révolutionnaires. » 15 On les remplaça par une structure nationale, l'Union des travailleurs de la médecine, par l'intermédiaire de laquelle le régime maintient une stricte autorité sur les médecins, leur dictant dans les moindres détails les méthodes de travail et la marche à suivre. L'Union est également utilisée comme arme politique au moyen de laquelle les membres de la profession médicale peuvent être accusés de méfaits avec une immunité complète pour le régime. L'exemple le plus notoire en est le « complot des médecins» forgé de toutes pièces au début de 1953, juste avant la mort de Staline. Dans cette affaire, neuf médecins, dont quelques-uns des plus éminents, furent accusés de l'assassinat délibéré de plusieurs malades haut placés. Les lignes suivantes extraites de la Pravda attestent la violence des accusations : Les camarades A. A. Jdanov et A. S. Chtcherbakov ont été victimes de cette bande de monstres humains. Les criminels ont avoué avoir mis à profit la maladie du camarade Jdanov pour lui cacher intentionnellement le fait qu'il avait un infarctus du myocarde, lui prescrire un régime contre-indiqué pour ce type de maladie grave et précipiter ainsi sa fin. Les médecins assassins, par l'emploi abusif de médicaments à effet puissant et 13. Grande Encyclopédie Soviétique, 28 éd., vol. 9, pp. 238-239. 14. Un échantillonnage de plus de 1.200 noms de médecins relevés dans Meditsinski Rabotnik après la guerre révèle que parmi les hommes, 78 % occupaient un poste administratif ou universitaire, tandis que le chiffre correspondant pour les femmes n'était que de 40 %. Parmi les médecins cotés, 81 % étaient des hommes, 19 % des femmes. (D'après la thèse de doctorat inédite de l'auteur ,, The Medical Profession in Soviet Society " [La profession médicale dans la société soviétique], Université Harvard, 1955, 1)1). 400 ff.). 15. Dr. G. Shulz, compte rendu du livre de M. I. Barsoukov, Bolchaia Oktiabrskaia revolioutsia i organizatsia sovietskovo zdravookhranenia [La grande révolution d'Octobre et l'organisation soviétique de la protection de la santé] (Moscou, Medgiz, 1951), in Bulletin of the lnstitute of the History and Institutions of the U. S. S. R., Munich, 1951, pp. 170-173. • BibliotecaGino Bianco 57 d'un régime nocif, ont abrégé les jours du camarade Chtcherbakov, l'ont poussé à la mort. 16 On ne saurait porter accusation plus grave contre des médecins voués par la nature même de leur métier à la préservation de la vie humaine ; et pourtant aucw1e voix ne s'est élevée ou n'a pu s'élever dans la profession médicale pour réclamer la nomination d'une commission impartiale pour examiner les faits. 17 Bien mieux, une femme médecin, Lydia Timachouk, reçut l'Ordre de Lénine pour avoir « démasqué les médecins assassins» et les grands journaux soviétiques publièrent des poèmes chantant ses louanges. Après la mort de Staline, le« complot des médecins »fut déclaré machination. Les accusés furent libérés et réhabilités, tandis que le Dr Timachouk devenait le nouveau bouc émissaire commode, perdait sa décoration et était , . envoyee en prison. Contrôle du travail médical Pour affirmer et maintenir leur mainmise sur la profession médicale, le régime et les organisations bureaucratiques qui emploient des médecins doivent forcément standardiser le travail de ceux-ci. Les normes de temps précises imposées au médecin sont un aspect de cette standardisation. 18 Si le médecin à clientèle particulière dans une société non enrégimentée organise son temps selon les exigences professionnelles et l'importance de sa clientèle, sous le système bureaucratique soviétique · l'emploi du temps semble être déterminé par la bureaucratie et imposé au médecin. En un sens, '- les malades cessent d'être les patients des médecins pour devenir ceux du système. La bureaucratie détermine comment sera réparti parmi ses malades le temps collectif de ses médecins. Une norme de temps est attribuée à chaque médecin qui doit assurer son service dans ces limites. Le ministère de la Santé, par exemple, a établi qu'un médecin qui travaille dans un dispensaire est tenu de voir au moins six malades à l'heure et ne doit pas consacrer plus de dix minutes à chaque malade. Les normes varient légèrement selon les différentes spécialités : les chirurgiens doivent examiner dix malades à l'heure ; les cliniciens, les gynécologues et les obstétriciens, six (sept dans les consultations); les oto-rhino-laryngologues, huit; les dentistes, deux. Une visite à domicile est considérée comme équivalant à trois consultations sur place. 19 16. 13 janvier 1953, p. 1. 17. Le Dégel, roman inhabituellement franc d' llya Ehrenbourg dépeignant cette époque, décrit la situation d'un médecin juif à la suite de la « découverte » du << complot des médecins ». On trouvera les passages auxquels il est fait ici allusion pages 28-29 et 68 de la traduction anglaise publiée par Henry Regnery (Chicago, 1955). Pour une discussion du roman d'Ehrenbourg, voir Jeri Laber, << La recherche de valeurs nouvelles par !'écrivain soviétique», Problems of Communism, vol. 5 (janvier-février 1955), pp. 14-20. 18. Voir Protocols of the Harvard Refugee lntervi·ew Project, section sur les professions libérales, B 11 (désigné ci-après Protocoles), no. 607, p. 23; 353, p. 11 ; 376, pp. 9-10; 449, p. 41; 607, p. 12; 1757, pp. 10-11. Voir aussi Jersy Gliksman, Tell the West [Dites à l'Occident], New York, Gresham, 1948, pp. 250 et 259. 19. N. NÉ. Rovinski, Gossoudarstvenni budget S. S. S. R. [Budget d' tat de l'U. R. S. S.J, Moscou, 1951, p. 290 •
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