A. ZAUBERMAN des prix sans avoir recours aux conceptions occidentales ? Dans un renvoi discret, le professeur Lipinski soulignait de son côté, fort ingénieusement, que l'on peut trouver chez. Marx lui-même une ébauche d'analyse marginale. 4 Oskar Lange, qui essayait de doubler le cap du congrès sans trop se compromettre, s'entendit rappeler qu'il avait luimême soutenu, dans ses brillantes contributions à la théorie occidentale de l'économie socialiste, que c'est seulement en adoptant la technique de l'analyse marginale que la théorie soviétique serait à même d'orienter utilement la vie économique. 5 Certains des économistes qui s'élevaient contre les «préjugés» relatifs aux méthodes occidentales 6 paraissaient envisager la possibilité d'un amalgame des sciences économiques occidentale et orientale. Selon cette hypothèse assez singulière, l'économiste marxiste aurait recours aux concepts occidentaux pour l'étude des rapports à court terme, tandis que les méthodes du marxisme orthodoxe seraient réservées à l'analyse à long terme., de caractère quelque peu sociologique. 7 Mais assez nombreux étaient ceux qui, loin de se contenter de quelques concessions d'ordre technique, entendaient aller jusqu'au fond des choses. Ils s'insurgeaient contre le monopole marxiste : aucun monopole, disait l'un d'eux, ne démontre la vérité d'une doctrine, et une doctrine vraie n'a que faire d'un monopole. 8 Un tel langage ne pouvait évidemment que raidir la résistance des ultras. L'un d'eux répondait aussitôt que tout marxiste croit «fermement que la [seule] vraie science économique est celle de Marx». Nul, sans doute, n'a mieux exprimé le sentiment d'impuissance et d'amertume éprouvé par la grande majorité des économistes polonais, après les longues années d'isolement, que le professeur Lipinski, écrivant récemment : « ... Nous voici donc à un moment de l'histoire où tout commence à s'effondrer sous nos pieds : les institutions, l'économie, la superstructure presque toute entière... Frappés d'impuissance, nous attendons passivement l'avenir... Utilisant des instruments intellectuels primitifs , . , . . . ou per1mes, comment pourrions-nous part1c1per utilement à l'édification d'un monde nouveau ? Voilà pourquoi la liberté de pensée et la liberté de critique sont devenues la base et la condition de tout développement du socialisme.» Comme on l'a vu, la rébellion de l'école polonaise est étroitement liée à l'effort de remise en état d'un appareil économique vicieux, qui - de l'avis unanime - est ainsi fait qu'il fournit de façon constante des quantités indues de marchandises inutiles, livrées au mauvais moment et au mauvais endroit. Destiné par définition à assurer au rythme voulu le développement harmonieux 4. Nowa Kultura, Varsovie, n° 39, 1956, p. 3. 5. O. Lange : The Economie Theory of Socialism [La théorie économique du socialisme], p. 141. 6. Professeur J. Zieleniewski, Compte rendu... op. cit., 1). 100. 7. C'est ainsi que cette tendance fut expliquée par les économistes polonais à leurs confrères britanniques, lors d'une visite de ces derniers. Voir : J. R. Sargent (d'Oxford), dans Zycie GosP_odarcze, Varsovie, n° 19,. 1956, i:,. 7. 8. A. Brzesk1 : Comi:,te rendu ... op. cit., i:,. 104. • BibliotecaGino Bianco 53 de l'économie, le système a multiplié au contraire les «déséquilibres entre l'expansion de l'agriculture et celle de l'industrie, entre la capacité de production industrielle et l'approvisionnement en matières premières, entre l'augmentation quantitative de la production et sa qualité ainsi que son prix de revient, entre les programmes de production et d'investissement et le retard technique » 9 • Ces vices de fonctionnement s'expliquent en grande partie par le recours, sur le « modèle » soviétique, à l'action coercitive, à l'administration directe et centralisée, de préférence aux moyens propres à une politique économique. C'est la perpétuation de « l'économie de guerre ». 10 Certains Polonais - il ne s'agit pas uniquement de théoriciens, mais aussi de praticiens de l'économie - entrevoient la solution de toutes les difficultés dans l'incorporation d'une sorte d'économie de marché à la structure d'ensemble de ,, modèle» socialiste. L'idée n'est pas inconnue des milieux socialistes occidentaux : elle a ·déjà fait l'objet de tentatives fort ingénieuses d'élaboration théorique, qui ont pour auteurs Lerner et Lange. 11 Au congrès de juin 1956, un des participants fit observer, avec une ironie cinglante, que dans une telle économie, tout se passerait comme dans l'éco11omie capitaliste - à l'étatisation près ; les entreprises socialistes produiraient pour le marché et s'y feraient concurrence, elles tendraient vers l'équilibre de l'offre et de la demande, enfin chacune chercherait à s'assurer les plus gros bénéfices possibles. 12 · Le protagoniste le plus actif de l'idée du << marché intégré» est le professeur Brus 13 , recrue remarquable ,_puisqu'il comptait naguère parmi les stricts défenseurs de l'orthodoxie. Il préconise l'économie de 1narché pour les produits de consommation et, pour les biens de production, quelque chose de vaguement apparenté. Cependant, dans l'esprit de cette école, ce n'est pas l'offre et la demande, mais le directeur suprême de la planification qui déterminerait les prix (l'école de Brus lui prescrirait toutefois de les fixer au niveau d'équilibre du marché). En dépit de toutes leurs divergences sur d'autres points, les économistes polonais semblent unanimes à reconnaître que la structure polonaise des prix est insensée (mais l'architecte du« modèle», Staline lui-même, n'avait-il pas reconnu dans son dernier ouvrage que la structure soviétique des prix était sens dessus dessous?) Comment s'assurer que désormais, suivant les directives du professeur Brus, le directeur suprême du Plan agira raisonnablement ? En accord pour une fois avec les ultras, on n'est pas obligé de croire que ces prix de marché artificiels fourniront à la structure proposée un << point d'appui d'Archimède >>. 14 9. O. Lange, dan Zycie Gospodarcze, n° 14, 1956, p. 1. 10. lbi·d. 11. Voir O. Lange : Economie Theory... op. cit., et A. B. Lerner: The Economies of Control [L'économie dirigée], New-York, 1944. 12. Professeur W. Fabierkiewicz : Comi:,te rendu ... , op. cit., p. 100. 13. W. Brus : Ibid., p. 86. 14. M. Pohorille : Ibi"d., t>, 120.
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