CURE DE VÊRITÊ EN POLOGNE par Alfred Zauberman Lorsqu'on entreprendra d'écrire l'histoire du « printemps d'Octobre » polonais, il faudra définir les rôles respectifs des deux forces sociales dont la conjonction eut pour effet de transformer la situation politique. L'une résultait de la désaffection et du mécontentement croissants des ouvriers ; l'autre, de l'effervescence qui se manifestait parmi les intellectuels, de façon d'ailleurs plus visible. Dans cette agitation, les économistes ont joué un rôle de premier plan. Il n'y a là rien d'inattendu : à mesure qu'on débâillonnait les esprits, le débat de plus en plus vigoureux révélait une accumulation inquiétante d'erreurs, de gaspillages, d'extravagances et de confusions dans la gestion économique du pays. La « campagne de vérité » eut tôt fait de devenir une enquête en bonne et due forme. sur la politique du gouvernement. Il était naturel, dès lors, que l'opinion attendît beaucoup des économistes. Dès juin 1956, ceux-ci avaient tenu leur congrès national, qui mit le feu aux poudres. Les débats s'étaient engagés sur le thème de la décentralisation de la planification et de la gestion économiques, thème anodin, admis depuis plusieurs années dans l'Union soviétique et dans les pays satellites. Mais l'examen de conscience déborda rapidement les limites officiellement assignées et s'étendit à des questions d'une toute autre portée. Depuis des années, la science économique polonaise copiait servilement l'école soviétique. La rébellion des esprits avait donc un sens bien plus général. Pour se garder des erreurs de perspective, il n'est pas inutile de rappeler que ce congrès se déroulait tout au début du « dégel » - plusieurs semaines avant les événements de Poznan. I 1 fallait encore, à l'époque, une certaine témérité pour tenir des propos qui paraissent aujourd'hui bien circonspects. Le camouflage demeurait nécessaire ; aussi nombre de participants protestaient-ils de leur fidélité à la doctrine marxiste, tandis que le Biblioteca Gino 'Bianco modèle « socialiste-marxiste » était unanimement accepté comme base de discussion. Or, sans mettre en cause les fondements de la théorie économique marxiste, il est loisible de soutenir que sur le plan strictement technique des procédés d'analyse, rien ne s'oppose à un certain rapprochement entre la science économique occidentale et celle du monde soviétique. Les économistes polonais se décidèrent donc à attaquer sur ce terrain, d'autant plus favorable que de tous côtés déjà on revendiquait le droit de recourir aux concepts occidentaux, avec une force telle que la résistance faiblissait. Pourtant il s'agissait bien d'hérésie. La moindre velléité dans le sens indiqué avait toujours été condamnée par l'orthodoxie soviétique. Il y a vingt ans déjà, l'académicien S. Stroumiline, principale lumière de la science économique soviétique, s'était vu condamner pour avoir tenté de ressusciter la « méthode de l'équilibre » et la revue Planovoe Khoziaistvo., qui avait publié son étude, dut se rétracter publiquement et reconnaître qu'il s'agissait là d'une · technique « contre-révolutionnaire ». 1 Les gardiens de l'orthodoxie réprimaient avec la même sévérité toute tentative d'approcher, même par le biais de la terminologie, la frontière dangereuse du marginalisme. 2 Les économistes polonais n'en réclamaient pas moins avec véhémence l'autorisation de se servir de ces méth9des proscrites. L'un d'eux demandait à ce propos si Marx s'était privé d'utiliser toutes les méthodes scientifiques connues de son temps et s'il convenait d'interdire à ses disciples de profiter d'un siècle de progrès. 3 Comment espérer, en économie socialiste, une structure raisonnable 1. Voir, par l'auteur : cc Economie Thought in the Soviet Union» [La pensée économique en Union soviétique], Review of Economie Studies, vol. XVI (1), n° 39, p. 1. 2. Voir, par l'auteur : Soviet Studies, vol. 1, p. 329. 3. A.. Brzeski, Compte rendu, IIe Congrès des économistes polonais. Ekonomista, Varsovie, n° 5, 1956, p. 104.
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