D. ANINE les intérêts du jour prévalent. Ayant écarté les «lions», l'élite se décompose et dégénère peu à peu, entraînant du même coup vers la décadence la société qu'elle dirige. Jusqu'à quel point les constructions de Pareto sont-elles applicables à la structure de la société soviétique? La vitalité du pouvoir communiste s'explique, outre de nombreuses autres causes, par le fait que la révolution et notamment les grandioses transformations socialo-économiques qui s'ensuivirent ont favorisé une circulation très rapide et relativement libre de l'élite. Le changement révolutionnaire du pouvoir, la socialisation de l'ensemble de la vie économique, l'industrialisation et la collectivisation ont engendré une bureaucratie complexe de millions de personnes. Le fait que l'accès de l'instruction et des carrières était large- . , , . ment ouvert aux Jeunes et moyennes generations prévenait sans doute le rassemblement et la cristallisation d'un élément oppositionnel assez fort parmi les élites en puissance, élément qui, dans d'autres conditions, eût été capable d'exploiter avec succès le mécontentement des groupes expropriés et asservis de la population. D'autre part, le caractère spécifique du pouvoir dictatorial contemporain (que Pareto ne connaissait pas et ne pouvait prévoir), qui a su, au moyen de privilèges matériels, atomiser politiquement les élites après les avoir créées, lui permit par là même de freiner le développement normal et la stratification de ces mêmes élites. Appliqué à la cruauté stalinienne, il va de soi que le terme « atomiser politiquement » fait l'effet d'un euphémisme. En réalité, Staline non seulement V atomisa politiquement les élites (politiques du Parti, et techniques sans-parti), mais encore les extermin~ au physique, périodiquement et à hautes doses. Ce fut là un moyen sinistre, mais à sa façon original, de contribuer à la circulation intensive de l'élite. La circulation relativement libre de l'élite estelle cependant possible à l'avenir dans un régime où la classe matériellement privilégiée, précédemment sans droits politiques, devient politiquement dominante et socialement stabilisée? Dans tout régime stabilisé, la classe privilégiée manifeste un penchant à défendre ses positions privilégiées contre l'irruption des inférieurs ; pareils penchants contribuent inévitablement à ralentir la circulation des élites. Ce ralentissement peut devenir plus durable au cas où la consolidation des positions de la nouvelle classe privilégiée obligerait le pouvoir à s'adapter aux besoins nationaux et le pousserait ainsi à une certaine autolimitation, à renoncer aux aventures et aux plans utopiques. Le pouvoir bolchévique a été incontestablement jusqu'à présent cette « heureuse combinaison » qui alliait, selon Pareto, les « qualités » distinctives des • BibliotecaGino Bianco 37 deux types fondamentaux de l'élite : aptitude à l'imposture, aux combinaisons, à la manœuvre, à l'initiative, d'une part, et résolution dans le recours à la force, d'autre part. L'avancement d'une classe privilégiée aux tendances conservatrices en qualité de classe dirigeante peut éventuellement mener aussi à la transformation du type de l'élite. Les «renards » bolchévistes peuvent commencer à éliminer de plus en plus les «lions » bolchévistes. Ainsi les difficultés d'assimilation de la nouvelle élite et, comme conséquence, la cristallisation d'une opposition parmi les prétendants écartés, outre la transformation du type même de la classe dirigeante au cas où celle-ci perdrait peu à peu sa capacité de réagir par la résolution et la force aux dangers qui menacent son pouvoir, pourraient devenir les prémisses d'une «d~bolchévisation » du régime. Il ne fait aucun doute que pareilles tendances d'évolution existent dans la société soviétique et que le pouvoir, surtout le «noyau léniniste » dont parle la «Résolution » du 30 juin, en soient fort préoccupés. La question est de savoir si le pouvoir saura, au cas où elles continueraient à se développer et à s'approfondir, neutraliser ces tendances comme il l'a fait dans le passé pour d'autres non moins dangereuses. Il est certes plus facile de poser cette question que d'y répondre. Avec tous les changements dans le sens de «l'affranchissement» qui ont eu lieu au cours des trois dernières années, le « sommet » bolchévique dirigeant ne montre pas jusqu'à présent de signes d'impuissance ou d'incapacité à triompher des difficultés qui se présentent. Pour qu'il se trouve dans le cas de manifester son impuissance, à tout le moins deux conditions . , . serru.ent necessaires. A l'intérieur, le système centralisé à l'excès doit se révéler incapable de diriger plus longtemps d'une façon dictatoriale l'appareil économico-administratif qui ne cesse de grandir et de devenir plus complexe ; il doit décentraliser et octroyer aux travailleurs de cet appareil la faculté d'initiative et l'indépendance d'action, comme les seuls moyens lui permettant de continuer à fonctionner. Hors du pays, le communisme discrédité doit cesser d'offrir aux pays d'Asie et d'Afrique qui s'éveillent sa voie «unique » quoique douloureuse pour « surmonter le retard séculaire». Bref, tant que le mythe communiste continuera de vivre en Union soviétique et hors de ses frontières, le communisme n'aura pas de raisons suffisantes de se croire fini. Dans les conditions de la dictature totalitaire, il est nécessaire de distinguer les tendances sociologiques de l'évolution et la structure socialopolitique spécifique du pouvoir qui opère d'une façon ou de l'autre sur ces tendances. Il nous semble que ceux-là commettent une erreur qui, discernant avec justesse la première condition, ignorent la seconde. ( Traduit du russe) D. ANINE •
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