, D. ANINE puissance de son appareil et à une aptitude exceptionnelle à la manœuvre, le pouvoir communiste a réussi jusqu'à présent à prévenir l'organisation d'une force qui, à un degré sérieux, aurait pu devenir un contrepoids politique et un concurrent politique. Établir cette spécificité de l'organisation de l'État soviétique est d'une importance capitale pour déterminer les voies possibles de l'évolution du régime. Cette spécificité explique apparemment pourquoi tous les espoirs d'une conclusion thermidorienne de la révolution ne se sont pas réalisés jusqu'à présent, contrairement aux lois sociologiques normales. Si l'on feuillette la littérature politique de l'émigration du temps de la N. E. P., on se.convainc facilement que presque tous les publicistes émigrés misaient sur «l'élément paysan» qui « submergerait » le pouvoir soviétique, sur le «moujik qui se mettra debout» et «prendra à la gorge» les «usurpateurs». Selon les lois sociologiques objectives, c'est .en effet ce qui aurait dû se produire au cours de l'évolution d'un régime norma.l. Cependant le «facteur subjectif», l'effort du «Parti» ou de ce qui agissait au nom du Parti, constamment dirigé vers un but, renversait le cours normal des choses et éliminait le processus de cristallisation d'un contrepoids, dangereux pour le pouvoir. Les espoirs en une conclusion thermidorienne furent ranimés par l'apparition, à la suite de l'industrialisation, d'une nouvelle bureaucratie. Pourtant ce danger aussi fut conjuré par la pression terroriste du « facteur subjectif » *. Certes, il est difficile de résister à la tentation de la perspective thermidorienne. La Révolution russe, surtout dans sa première phase, parcourut des étapes analogues à celles de la Révolution " française; elle eut ses Fouché et ses Danton, sa « Gironde » et ses « Journées ». N'est-ce pas par la certitude que tout allait et devait aller en Russie selon ce modèle français « régulier » que s'expliquent beaucoup d'erreurs fatales commises en ces jours1 , ') a. La différence entre les situations importe parfois plus que leur similitude. Dans la Révolution française, il y eut beaucoup de ce qu'il y a aussi dans la Révolution russe. Mais pas le principal, le Parti avec sa discipline, sa solidarité et son indépendance propre. A la différence de la dictature bolchéviste, celle de Robespierre n'était pas aussi puissante et indépendante ; même en pleine Terreur, à la veille de Thermidor, Robespierre et Saint-Just devaient non seulement tenir compte de l'état d'esprit des « sections » et des «clubs », mais dans leurs décisions dépendaient directement des chefs de ceux-ci; leurs actes étaient tout de même restreints par une opinion publique, si dénaturée fût-elle. * Le « facteur subjectü » ne se réduit bien entendu pas aux seules qualités négatives ou positives de Staline ou d'un autre dictateur, comme le dit puérilement la « Résolution». Par ce facteur nous entendons l'organisation léniniste du Parti dont la direction est en mesure, mettant à profit son pouvoir illimité, d'étouffer dans l'œuf tout développement dangereux pour la dictature. ibliotecaGino Bianco 35 3. La caractéristique de l'essence « au-dessus des classes » de l'État soviétique, donnée plus haut, semble ne pas tenir compte des changements survenus en Union soviétique dans les trois dernières années. ·Or, précisément au point de vue de la structure politique de l'État soviétique, ces changements ont une importance capitale. Pour la structure de cette organisation, ce qui importe surtout est le fait de l'émancipation partielle - personnelle plus que politique - du Parti et de la classe matériellement privilégiée. On peut certes supposer - et cette supposition se fonde sur quarante ans d'expérience soviétique - que les droits et avantages accordés au peuple seront repris lorsque le pouvoir sentira qu'ils recèlent le danger de cristallisation d'un contrepoids au pouvoir ou que les «avantages »contribuent à amollir le régime, à lui faire perdre son dynamisme. Il est pourtant permis de supposer aussi autre chose : un élargissement progressif de ces «·droits » et de ces «avantages » aboutissant, dans des circonstances propices, à la transformation ou à la «dégénérescence» du régime. Autrement dit, ce régime «au-dessus des classes» qui tenait par l'asservissement du peuple et l'absence de droits civils et politiques du Parti et de la classe matériellement privilégiée, se transformerait en un régime de «classe», celui de la bureaucratie matériellement privilégiée. Pour une telle transformation, il peut même n'être pas obligatoire que le pouvoir du Parti soit formellement renversé ou que les «directives idéologiques» fondamentales et la phraséologie de propagande soient (du moins les premiers temps) radicalement changées. Le Parti affranchi lui-même pourrait alors devenir «l'instrument du pouvoir » de la classe privilégiée affranchie. Une telle conclusion thermidorienne de la révolution se traduirait pratiquement par l'autolimitation du bolchévisme dans ses plans d'expansion, l'abandon des aspirations «de libération mondiale», l'adaptation aux besoins nationaux du pays. En supposant que l'évolution du pouvoir communiste se déroule effectivement dans cette voie, quelles seraient alors ses relations avec les classes de la société « sans classes » qu'il a créée ? Il semble que la théorie _connue de Vilfredo Pareto sur la « circulation des élites » pourrait aider à comprendre et peut-être à prévoir cette évolution. Mort en 1923, Pareto n'a pas eu l'occasion d'étudier les processus sociologiques des dictatures modernes. Appliquées aux régimes totalitaires, ses observations et conclu- . . . , s1ons paraissent pour cette raison un peu surannees. Elles deviennent peut-être plus actuelles maintenant que se manifestent des signes de relève du régime totalitaire « au-dessus des classes » par un régime « de classe ». En disciple de Machiavel, Pareto partait de cette thèse que le caractère d'une société dépend du caractère de son élite dirigeante et que l'élément essentiel pour comprendre le processus social consiste dans les relations entre l'élite dirigeante
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