34 et dirige le cours socialo-politique du pays. L'autocratie n'est pas un régulateur, mais un initiateur et presque l'unique initiateur ; les classes sociales créées et apprivoisées par le pouvoir remplissent la fonction sociale qui répond aux intérêts du . pouvoir. Klioutchevski, comme on sait, a exprimé cette thèse par une brève formule : «En Russie, le fait politique domine le fait social et économique ». * La subordination des classes privilégiées à l'autocratie transformait ces classes en agents et protégés du pouvoir, privés de droits. «L'asservissement socialo-économique des paysans conditionnait chez nous l'absence de droits de la noblesse », précise Klioutchevski. Les classes sans droits acceptent cependant la privation de droits, recevant en échange des privilèges matériels excessifs. Ainsi la victime de la politique du pouvoir est en même temps son alliée car si la puissance de l'autocratie repose sur la faiblesse politique ou, pour employer un terme moderne, «l'atomisation>> des classes privilégiées, les classes politiquement atomisées mais matériellement privilégiées sont liées à l'autocratie par l'exploitation du peuple qu'elles font en commun. Le peuple, lui, est non seulement privé de droits politiques mais asservi économiquement. 2. Tout en~admettant que les parallèles historiques sont toujours quelque peu artificiels et arbitraires, il est cependant difficile de ne pas reconnaître qu'avec tout ce qu'elle a de condensé et de schématique, la caractéristique de l'autocratie donnée par la pensée historique et politique russe est étonnamment applicable à l'État soviétique. Certes la différence est énorme quant à l'échelle, et il n'y a plus aucune similitude quant aux buts, aux tâches que se sont assignés ces deux organisations d'État : car alors que la première avait des buts nationaux, donc limités, l'autre vise des buts universels. On peut trouver une analogie dans les méthodes de gouvernement et, surtout, dans les relations entre l'État et les classes qu'il dirige. Si Klioutchevski disait de l'autocratie que le fait politique y domine le fait social et économique, il * C'est sur cette conception du processus historique russe et de l'autocratie comme « pouvoir au-dessus des classes » que Trotski fonda dès 1905 avec Parvus la théorie de la « révolution permanente ». Étant donnée la faiblesse de la classe bourgeoise, affirmaient les auteurs de cette théorie, la révolution russe, ayant devant elle des tâches bourgeoises-démocratiques, sera dirigée non par la bourgeoisie mais par le prolétariat qui, à son tour, parvenu au pouvoir, ne pourra se cantonner dans les limites bourgeoises de la révolution et devra accomplir une révolution « socialiste ». Remarquons en passant que la « faiblesse politique » ou le « néant » politique de la bourgeoisie était reconnu alors par tous les groupes et fractions socialistes, y compris les menchéviks qui, il est vrai, considéraient néanmoins qu'en dépit de la << faiblesse » de la bourgeoisie, les partis bourgeois prendraient la place qui leur revient dans la révolution bourgeoise. C'est également par le caractère « au-dessus des classes» de l'autocratie que s'expliquent les espoirs de certains révolutionnaires russes dans un tsar « jacobin », « mouiik » et même « ouvrier•. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL aurait pu à plus forte raison en dire autant du régime où toutes les formes de l'activité humaine et toutes les ressources économiques et intellectuelles sont subordonnées à la politique. Dans cet ordre d'idées, il convient d'essayer de répondre, en l'appliquant au régime soviétique, à la question que posaient il y a trente ans Pokrovski et Trotski en ce qui concerne l'autocratie. Quelle est l'essence de classe du pouvoir soviétique? Les intérêts de qui ce pouvoir exprimet-il, ,, l'organe d'oppression » ou «l'outil» de qui est-il? Il est évidemment difficile de définir le pouvoir soviétique comme « ouvrier et paysan », bien que cette définition ait acquis droit de cité dans la terminologie officielle. Si l'on considère le pouvoir selon ses actes réels et non d'après le vocabulaire de propagande, il faudrait qualifier le pouvoir soviétique, depuis la fin des années vingt, c'est-àdire depuis la période de l'autocratie stalinienne, d'« organe d'oppression» de la classe paysanne et ouvrière, car toutes les réalisations du régime, toute sa puissance matérielle furent établies sur l'expropriation des paysans et sur une exploitation exceptionnellement dure des ouvriers. En ce sens, la définition de Karl Kautsky reste la plus juste, selon laquelle le régime soviétique représente « la plus grande mystification de l'histoire». Une autre définition est répandue qui veut que la dictature communiste soit un pouvoir exprimant les intérêts de la bureaucratie créée par cette dictature elle-même, bureaucratie politique du Parti, bureaucratie kolkhozienne, technique, militaire, etc. Une telle définition est fondée sur le fait incontestable que toute cette bureaucratie hétérogène constitue la couche matériellement privilégiée de la population soviétique. Incontestable aussi, pourtant, est le fait que la bureaucratie matériellement privilégiée est privée de droits personnels et politiques presque au même degré que la masse économiquement asservie des couches inférieures. La structure sociale et politique de l'État soviétique présente cette particularité que le tyran, tout en asservissant et opprimant les uns, est en même temps objet d'oppression par d'autres. 'Le maître apparent est en fait un esclave. Cela est vrai non seulement de la bureaucratie sans-parti, mais s'applique dans la même mesure au Parti et surtout aux sommets du Parti. Dans son discours, Khrouchtchev a non seulement raconté à quelle atomisation politique Staline avait réduit la haute direction du Parti, mais a confirmé par des chiffres et des pourcentages l'absence de droits personnels et ·politiques de ce détenteur formel du pouvoir. La définition imagée donnée autrefois par Plékhanov de l'autocratie comme édifice à deux étages « où l'assujettissement de l'étage inférieur est justifié par l'assujettissement de l'étage supérieur» est infiniment plus juste· encore en ce qui concerne l'État soviétique qui repose sur la faiblesse des « classes » atomisées par lui et qui, à sa façon, représente une force indépendante, se suffisant à elle-même et au-dessus des classes. Grâce à la
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