D. ANINE ' distincts et à l'épanouissement de civilisations particulières. La pierre [les montagnes] a divisé l'Europe occidentale en nombreux États et déterminé ainsi de nombreuses nationalités différentes. La pierre donna l'indépendance, l'autonomie et la liberté d'abord aux seigneurs, aux féodaux, puis aux paysans... Dans la plaine orientale sans bornes, il n'y a pas de J)ierre. Tout ici est uniforme. 11 en résulte l'absence d'États distincts et l'immense formation d'un État unique. Dans cette plaine, rien n'est stable. Le Russe quitte facilement sa maison, son village natal, car partout les conditions naturelles sont les mêmes. D'où les efforts du gouvernement pour le retenir et le •fixer sur place. On voit déjà chez Soloviev une allusion à la nécessité de « fixer le Russe». Le développement achevé de cette conception se trouve chez B. Tchitchérine qui, dans ses Essais d'histcnre du drcnt russe, écrivait à la veille de l'affranchissement des paysans : Si nous considérons ces décrets [les ukases sur l'assujettissement des paysans] en faisant abstraction de l'état des choses à cette époque, l'abolition par ukase de la liberté de toute une catégorie sociale nous paraîtra fort étrange et incompréhensible... Mais si nous les examinons en relation avec les autres phénomènes de la vie et avec l'histoire antérieure, nous constaterons qu'il n'y avait là rien d'exceptionnel ni d'injuste. 11 s'agissait de l'assujettissement non pas d'une catégorie sociale en particulier, mais de toutes les catégories sociales ensemble; c'était la taille imposée par l'État à chacun, quel qu'il fût. Tous indistinctement devaient , servir l'Etat toute leur vie, chacun à sa place : les « gens de service » sur le champ de bataille ou dans les affaires civiles, les taillables - bourgeois et paysans - en assurant divers services, impôts et redevances, enfin les paysans des domaines patrimoniaux, outre l'acquittement d'impôts et de prestations, en servant leur seigneur qui ne pouvait s'acquitter envers l'État qu'avec leur aide ... 11 [l'État] ne faisait d'exception pour personne; il exigeait de toutes les catégories sociales, selon leurs moyens, le service nécessaire à la grandeur de la Russie. Et ces catégories sociales se résignèrent et assurèrent leur service. Ce système de redevances, à la base de toutes les institutions de ce temps, dura jusqu'à l'époque de Catherine. Mais lorsque l'État se fut suffisamment développé et renforcé pour agir par d'autres moyens, il cessa d'avoir besoin de ce dur service. Sous Pierre III et sous Catherine, la noblesse fut exemptée de ses devoirs de service. Par la charte de 1785 elle obtint di·vers droits et privilèges en tant que classe supérieure dans l'État; elle reçut aussi en propriété les terres domaniales, données tout d'abord à titre provisoire pour sa subsistance au service. C'était la récompense d'un long service pour la patrie. La classe urbaine reçut également sa charte et fut exemptée des redevances et services, acquit divers franchises et privilèges. Ne restaient que les paysans qui, tombés sous la dépendance de particuliers et assimilés aux serfs, assurent jusqu'à ce jour un service à vie aux propriétaires fonciers et à l'État. A l'heure actuelle, on abolit enfin ce dernier lien forcé : les redevances séculaires doivent être remplacées par des obligations librement consenties. On achève définitivement la tâche de l'État commencée ibliotecaGino Bianco· 33 au xv1e siècle et une nouvelle ère commence pour la Russie. Cette longue citation, qui reproduit avec une telle clarté la conception : défense-centralisationasservissement - émancipation, dispense d'autres références aux historiens et écrivains politiques russes postérieurs ; presque tous, y compris les marxistes G. Plékhanov (de la dernière période) et L. Trotski, développaient le même schéma. Avec pareille conception du processus historique, une autre question surgissait inévitablement devant la pensée historique et politique russe : qu'était le pouvoir qui a accompli les étapes historiques en question? En d'autres termes, quelle était la structure socialo-politique de l'autocratie*? Étaitelle l'expression des intérêts de certaines classes, ou un « organe d'oppression de classe », comme l'affirmaient M. Pokrovski et ses disciples, ou un pouvoir indépendant des classes privilégiées, un pouvoir « hors des classes », « au-dessus des classes », une organisation se suffisant à elle-même et « se tenant au-dessus de la société»? Au début des années 1920, en Russie soviétique, une controverse eut lieu à ce sujet entre M. Pokrovski et L. Trotski. Il est à remarquer que Pokrovski, se tenant sur la position « dogmatico-marxiste »et affirmant que l'autocratie, « organe d'oppression de classe », fut à diverses époques un instrument soit du « capital commercial », soit du « capital industriel », se trouva désespérément seul dans ses affirmations, car il était impuissant à les étayer en se référant à une autorité historique et politique russe. Trotski, au contraire, partant de la conception traditionnelle et montrant, en accord avec toute la science historique russe, le caractère « au-dessus des classes» de l'autocratie, arrivait à conclure que grâce à la « puissance de l'organisation de l'autocratie », d'une part, et à la faiblesse politique des classes privilégiées, d'autre part, « le rapport des forces entre le pouvoir de l'État et les classes est particulier chez nous». Au fond, Trotski répétait P. Milioukov qui affirmait dans ses Esquisses que « chez nous le pouvoir de l'État créait, dans son intérêt, des classes », et complétait Tchitchérine qui écrivait que « dans la mesure où en Russie la société et les classes furent créées par l'État... les rapports entre la société et l'État sont autres en Russie qu'en Occident. En Occident, les classes sociales cherchent à restreindre le pouvoir de l'État, tandis qu'en Russie au contraire elles ne pouvaient le faire, étant elles-mêmes une création de ce pouvoir. » Dans la pensée de ces auteurs, l'autocratie était un régime qui créait un ordre social déterminé pour remplir des tâches politiques déterminées. Sous l'autocratie, la politique n'était pas la superstructure d'une base socialo-économique donnée., mais un régime dans lequel la politique prédétermine * En se servant du terme « autocratie », les auteurs cités avaient bien entendu en vue, non les soixante dernières années de l'Empire - période où la vie politique de la Russie, avec des interruptions, commençait progressivement à se rapprocher des modèles occidentaux - mais l'autocratie dans la période de sa formation et de sa consolidation.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==