28 Il s'agit donc pour l'auteur de conserver à Socrate son auréole traditionnelle, mais de dénoncer dans la conception politique de Platon l'archétype de tous les systèmes totalitaires. Il s'ensuit que le procès que les Athéniens ont intenté à Socrate, c'est à Platon qu'ils auraient dû le faire. Le logicien Popper, notre contemporain, se charge aujourd'hui de présenter le réquisitoire : ce n'est pas seulement à la conception politique de Platon qu'il s'en prend, mais à l'ensemble de sa philosophie. S'il fallait l'en croire, la théorie des Idées aurait été inventée pour soutenir une telle politique. Il en résulte _que la cause du positivisme logique soutenu par Popper finit par s'identifier dans son esprit avec celle de la démocratie en lutte contre la régression totalitaire, dont Platon aurait été en son temps le champion. On s'égare parfois à vouloir trop prouver et surtout en prenant le ton du procureur. Le climat de guerre dans lequel a été composé l'ouvrage de Popper et qui lui a suggéré de trop faciles analogies n'a pas toujours été pour lui un bon conseiller. S'il est permis au signataire de ces lignes de jouer à son tour le rôle de l'avocat, il s'estime en mesure d'établir à propos d'un détail précis de l'argumentation du procureur que, sur ce point au moins, il s'est mépris du tout au tout. Dans un passage de la République (Livre III, 414 b à 415 d), notre contemporain a cru découvrir que c'était bien Platon qui avait inventé le fameux mythe de la Terre et du Sang, plus tard tristement illustré par le livre de Rosenberg, et qu'il en avait tiré la même justification de la supériorité raciale de la classe des maîtres, avec cette circonstance aggravante qu'il n'y croyait pas comme Rosenberg lui-même, mais que le fameux mythe est présenté effrontément comme un mensonge délibéré, utile à propager pour l'édification de la Cité.* Ce serait donc là le mystère d'iniquité dont la révélation permettrait d'établir l'identité foncière des politiques platonicienne et hitlérienne. Il suffit pourtant de se reporter au texte pour constater que l'objet du mythe proposé par le Socrate platonicien est de faciliter le passage des sujets d'élite nés dans la classe inférieure à l'échelon supérieur de la Cité et, en sens inverse, de déclasser les sujets médiocres de bonne naissance en les obligeant à redescendre, le tout sans soulever trop de protestations. Nous sommes donc exactement aux antipodes du préjugé de la supériorité raciale et la mesure serait plutôt conforme à l'esprit de ce que l'on appelle aujourd'hui une «démocratisation » de l'enseignement (cf. notamment République, 415 c). Mais pourquoi Socrate dit-il que pour faire passer une telle mesure il est nécessaire de faire avaler un mensonge? Et quel est ce mensonge? Il convient pour le savoir de se reporter au texte du Ménéxène (237 b - 239 a) dans lequel Platon parodie un fameux discours de Périclès, dont Thucydide nous a conservé le texte et que le philosophe attribue assez méchamment à Aspasie. * Loc cit. pp. 123 et 124. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Dans ce discours, Aspasie aurait évoqué la légende suivant laquelle les Athéniens auraient été les véritables fils de la Terre athénienne, n'ayant jamais été précédés par personne sur leur territoire. De cette supériorité d'origine qui les distinguerait des peuples de provenances mêlées et diverses viendrait le bienfait des institutions démocratiques : «Nous et les nôtres, qui sommes tous frères, étant issus d'une mère commune, nous ne nous regardons pas comme esclaves, ni comme maîtres les uns des autres ; mais l'égalité d'origine établie par la nature nous oblige à rechercher l'égalité politique selon la loi et à ne reconnaître d'autre supériorité que celle de la vertu et de la sagesse» (Ménéxène, 239 a). Ainsi, pensant découvrir le mythe de la Terre et du Sang, selon Rosenberg, Popper est tombé juste sur le mythe «démocratique» ? d'Athènes. Il connaît bien le texte que nous venons de citer, qu'il a utilisé à d'autres fins pour reprocher à Platon de ridiculiser le noble Périclès, mais il a négligé de faire le rapprochement qui lui aurait donné la clé du passage de la République motivant d'autre part son indignation. Il demeure que si le Socrate que Platon fait parler dans la République considère comme un mensonge éventuellement utile le mythe «matriotique » d'Athènes, c'est bien parce qu'en principe il n'est pas un ami des institutions démocratiques : il soutient constamment le système de la cooptation contre celui du suffrage. Sur ce point aucune contestation n'est possible. S'ensuit-il qu'il soutienne le principe d'une aristocratie fondée sur la naissance? Le passage cité par Popper prouve exactement le contraire. Peut-on interpréter au sens «génétique » les races d'or, d'argent, d'airain et de fer dont parle encore Platon dans le même passage? De la même façon que notre commentateur aveuglé par la passion réquisitoriale s'interdit de comprendre l'ironie platonicienne lorsqu'il est question du «mensonge» dans le texte incriminé, il s'interdit de comprendre le symbolisme du philosophe poète. Il est évident que l'or platonicien n'est pas autre chose que la lumière intellectuelle, qui .procède .du système d'éducation et non pas de la naissance . .l\tlaisPopper tient absolument à son extraordinaire découverte du «racisme » chez Platon : il soutient encore que la mesure «démocratique» préconisée au troisième livre de la République est annulée par les spéculations sur le « nombre parfait» qui doit présider aux naissances selon le huitième livre (546 b - d). Le «nombre parfait», comme l'a fort bien expliqué J. Adam, doit être mis en relation avec les révolutions célestes : il a pour objet de faire comprendre comment la dégénérescence a pu s'opérer à partir de l'âge d'or où les hommes naissaient directement de la Terre, comme le précise le mythe du Politique (271 a et sq.). Popper cependant ne voit rien d'autre dans le «nombre parfait » qu'un secret de sorcellerie eugénique, donc «raciste ». La catastrophe provoquée par la méconnaissance du nombre parfait ne peut être dans son esprit que la «mésalliance » que Platon, en bon aristocrate raciste, aurait voulu stigmatiser. Cette interprétation est
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