Le Contrat Social - anno I - n. 1 - marzo 1957

26 transgressées. Comme il le disait, il ne fut jamais avare de mises au point ; de ces mises au point qu'on a appelées des repentirs. Au reste, il s'agit moins de règles précises que de prudences constituant un certain état d'esprit ; et un état d'esprit, on en conviendra, difficile à acquérir; que l'on n'acquerra peut-être qu'en lisant et en observant sans songer à fortifier ou à anéantir une thèse, avec cette seule idée préconçue que l'orgueil de la certitude est l'ennemi le plus direct que nous ayons à vaincre. On objectera : scepticisme, ironie, indifférence. A tort, je crois. L'ironie, Sainte-Beuve ne l'aimait pas. Il n'y a pas eu de faiblesse dans ses courageuses interventions au Sénat impérial pour défendre l'autonomie de la recherche scientifique et la liberté de la recherche philosophique et historique. Celle de Renan, de Michelet, de Claude Bernard et des chers idéologues de sa jeunesse, a assez démontré qu'une telle sagesse n'a pas anémié son esprit. Cette manière, Sainte-Beuve a dit qu'elle représentait « une supériorité», n'hésitant pas à ajouter, en faisant un retour vers son travail de bénédictin, « et une tranquillité. » Sainte-Beuve a demandé aux guides des esprits de ... multiplier les points de vue de l'histoire, les documents de l'érudition, les variétés réelles, innombrables, qui déconcertent les unités étroites et factices; ils ont aussi à rappeler, d'autres fois, le but futur, la grande unité sociale, vague encore, complexe, et inégale toujours, où évidemment le siècle s'achemine. Ils ont aussi à ne pas laisser dépérir dans ces routes pénibles les facultés délicates, brillantes ou tendres, oublieuses d'ici-bas, l'imagination, l'art et toutes les cultures qu'il suggère. L'avis de Sainte-Beuve ne peut être négligé, puisqu'il a eu vue sur les deux traditions. On souhaite avec lui que la positivité triomphante ne détruise pas toute la tradition grecque et romaine ; il faut avoir confiance, dans ces jours où le problème se pose comme de son temps, dans l'esprit des Dumas, des Le Verrier, des Sainte-Beuve de notre temps pour maintenir dans leur éclat les images glorieuses qui dominent l'œuvre étincelante du Lundiste. Il a souhaité profondément que le savoir précis des sciences, leurs méthodes rigoureuses surveillassent la sensibilité des individus dont, romantique assagi, il a tant redouté les écarts sur le destin des sociétés. Ce qu'il a écrit sur Chateaubriand et Lamartine ne laisse nul doute sur le fond de sa pensée. Il faut souligner le fait que Sainte-Beuve fut le moins dogmatique des esprits sans cependant appeler la qualification de sceptique ou celle d'indifférent, et, ici, il était très proche de BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Montaigne qui, sceptique, n'en était pas moins, comme Sainte-Beuve l'a remarqué, un dogmatique clandestin, un certain dogmatique. Nul plus que ce lucide Sainte-Beuve n'a été frappé par « l'éternel à-peu-près des choses humaines » et « la marche boiteuse des sociétés». Il n'en a pas moins poussé à l'action. Il a reproché à Proudhon d'avoir eu « dans la tête une société future » lui rendant insupportable et odieuse la société présente. Il a reproché à Lamennais et à Chateaubriand d'avoir eu des certitudes successivement intempérantes, sans s'être jamais dit, en changeant de certitude, que s'étant trompés la veille, il pouvait bien y avoir aujourd'hui encore erreur. Voici un souvenir qui me paraît ici à sa place. Il y a quelques années, Alphonse Aulard a publié un violent petit livre contre Taine, historien de la Révolution ; il lui reprochait diverses fautes, notamment de mauvaises cotations d'archives, l'oubli de certains cartons... Un autre historien, Augustin Cochin, prit à parti Aulard à son tour et prétendit, sans plus de bienveillance, accabler sa documentation sous d'analogues reproches. Que de vaine certitude chez ces historiens estimés ! L'histoire est un savoir mobile et incertain, il est prudent de s'en souvenir. Taine avait lui-même critiqué, sans de suffisantes nuances, avec une même âpreté, les amis et disciples de Cousin, et Cousin luimême ; et il fut à son tour critiqué de nos jours par Léon Brunschvicg qui, lui-même, le fut à son tour, longtemps après, sans courtoisie ni mesure, par un jeune philosophe. Rappeler de telles polémiques constituerait une excellente introduction à tout enseignement historique et philosophique, pour donner à de jeunes esprits une leçon qui serait profitable, du moins si l'esprit de Sainte-Beuve l'inspirait. Un homme d'esprit en pourrait tirer une jolie leçon d'humanité. Je voudrais clore ces observations par une citation suggestive de Sainte-Beuve. En 1835, lisant l'histoire de l'unification américaine par Tocqueville, il exprima ce souhait « qu'au sein du vieux monde... vienne un moment où tous les vaincus, les blessés, les puritains des diverses opinions donneront l'exemple d'une union sur un terrain incontesté et offriront un concours de bon 'sens vers une liberté pacifique et solide ». Le sage Sainte-Beuve a eu ses heures de chimères, avec lui nous voulons nous abandonner à une même chimère pendant quelques instants, en sachant qu'il s'agit d'une chimère ; mais nous tous voués à l'honnête et lucide recherche telle qu'il l'entendait, notre recherche ne postulet-elle pas cette lointaine concorde humaine? MAxlME LEROY

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