Le Contrat Social - anno I - n. 1 - marzo 1957

M .. LEROY Notre position, ont fait observer que'« le' progrès technique, s'il a pu transformer beaucoup de choses, n'a pas encore modifié la structure de _l'esprit humain ; que l'enseignement doit donc continuer à favoriser dans les jeunes esprits l'aptitude à créer des idées générales, tout au moins à les comprendre.» Et ne retrouve-t-on pas Sainte- Beuve en lisant encore : Tant qu'il en sera ainsi, Platon et Aristote seront, intellectuellement parlant, aussi proches de nous qu'Einstein. Et les méthodes longuement éprouvées qui visent à développer l'intelligence spéculative auront toujours leur place dans l'Université. La Société des agrégés de l'U Diversité a cité, en les ornant d'épithètes laudatives, des instructions ministérielles dues à M. Jean Zay sur l'enseignement du second degré. Elles méritent, certes, d'être louées ; on dirait qu'elles sont l'œuvre de Sainte-Beuve lui-même, tant elles sont imprégnées de haut humanisme. Ce que ce ministre recommandait aux maîtres, dans l'intérêt des enfants, c'est d'user d'une méthode qui est celle dont a usé Sainte-Beuve lui-même en écrivant ses Lundis. Je voudrais en citer les phrases les plus caractéristiques : Ce qui distingue donc l'enseignement du second degré, ce sont moins les matières qu'on y enseigne que l'esprit dans lequel on les enseigne et les fins que l'on poursuit en les enseignant. Dans les différentes carrières qu'ils choisiront plus tard, les élèves n'auront peut-être pas souvent l'occasion d'utiliser directement les notions positives d'histoire, de littérature, de sciences acquises par eux au cours de leurs études. Mais ils auront besoin, en maintes circonstances, de savoir démêler le vrai du faux, à travers les contradictions des hommes (.... ); ils devront être capables de faire face à des situations inopinées, de résoudre des problèmes imprévus, d'imaginer des moyens nouveaux exactement adaptés à des fins nouvelles, de faire ce qu'ils n'auront encore jamais fait; ils devront être capables d'examiner toutes choses en les rapportant à leurs principes et de raisonner sur elles en ne faisant état que des faits bien et dûment constatés; ils devront être exercés à observer, à mesurer, à critiquer leurs propres observations, en procédant à des vérifications rigoureuses, à des dénombrements complets, à des expériences décisives ; ils devront être capables d'embrasser une question complexe dans son ensemble et de l'analyser dans ses détails, en mettant chaque chose à sa place et sur son plan, d'exposer clairement, méthodiquement, objectivement, une affaire, de lire une pièce (lettre, document, rapport) et de la lire entre les lignes, en en saisissant exactement la signification, la portée, la valeur, le ton, en perçant jusqu'à l'esprit et l'âme du rédacteur et jusqu'aux choses à travers les mots; ils devront être capables d'exprimer, de leur côté, par la parole et par la plume., tout ce BibliotecaGino Bianco · 25 qu'ils auront à dire, sans rester en deçà et sans aller au delà de leur pensée (...); ils auront besoin de connaître et de comprendre le monde où ils seront appelés à vivre, et pour cela de savoir ce qu'il a été, ce qu'il est devenu et comme il va ; ils devront surtout connaître les hommes et les peuples, , dans leur diversité individuelle et nationale et dans leur unité humaine, pour être capables de comprendre leurs besoins et d'entrer dans leurs idées, dans leurs sentiments, dans leurs passions, parce que, dans le maniement des affaires publiques et privées et même dans la vie courante, les erreurs .de psychologie sont plus fréquentes, plus désastreuses et plus difficilement réparables que les fautes de technique ; ils devront se garder de mépriser ou de méconnaître les valeurs qui n'entrent pas dans les calculs et qu'on ne peut pas mettre en équation, les valeurs spirituelles : l'art, la pensée, le désintéressement, l'enthousiasme, la foi, en se disant que ces impalpables leviers transportent les montagnes et ébranlent le monde. Enfin, il est bon, il est nécessaire qu'ils ·aient acquis de bonne heure et qu'ils conservent jusque dans l'exercice de leurs professions le respect de l'esprit, le goût des choses de l'esprit et l'habitude de ménager à l'esprit des loisirs : un homme vraiment homme ne se laisse pas envahir par son métier : il le fait en conscience et l'aime, mais le dépasse et le domine. · Des hommes doués de ces aptitudes, quel homme au x1xe siècle les a possédées avec plus de maîtrise que Sainte-Beuve ? Il n'est arrivé que peu à peu à cette plénitude de regard. Il semble bien que ses dispositions naturelles l'y ont préparé. Sa sagesse fut précoce ; l'expérience n'a fait que la mûrir. Ses cahiers d'adolescent témoignent de cette sagesse. Déjà il avait, en sa seizième année, cette curiosité infatigable qui l'a toujours amené à vouloir voir tous les aspects d'un homme, d'une idée, d'une œuvre, l'a amené à voir tous les aspects de tous les hommes, de toutes les idées, de toutes les œuvres ; tous les aspects d'un temps. Il disait, plus tard, arrivé à la maturité : « Il faut faire place en nous pour u11 certain contraire. » Il s'écriait aussi: « Toujours ailleurs. » Il n'y a pas eu:, au x1xe siècle, d'intelligence moins casanière ; pas d'intelligence plus prompte à tout regarder avec prudence et modestie ; pas d'intelligence plus certaine de sa faillibilité ; et c'est parce que cette sagesse l'a préservé des dogmatismes, qui datent toujours, que son œuvre reste jeune, accordée à sa merveilleuse connaissance de l'humain, de l'humain qu'il savait constant, osons dire : monotone. Les règles auxquelles Sainte-Beuve s'est assujetti avec une volonté qui a été inébranlable, on ne saurait douter qu'elles soient d'un maniement difficile. Lui-même s'en est rendu compte, avouant avec probité que, parfois, il les avait • •

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