Le Contrat Social - anno I - n. 1 - marzo 1957

M. LEROY / ont été démasqués par les trois jours.» Il répète en 1831, dans la profession de foi saintsimonienne dont je vais bientôt parler, que la question sociale et humaine était posée désormais. » Nous sommes là, avec Sainte-Beuve, aux origines du social contemporain. On voit ce qui fut escamoté. Un député, le comte de Ludre, osa le dire du haut de la tribune, en 1834 : « Le pouvoir a trouvé de l'or et des caresses pour tous les ennemis de la révolution ; quant au peuple, il a eu aussi bon lot : de la misère quand il s'est tu, de la mitraille quand il a osé se plaindre. » Ces mots dans la bouche d'un député modéré dénoncent un désordre social qui n'a pas inquiété ' , . les gouvernants aveugles de ce temps : n etatt-ce pas l'annonce de février et juin 1848? · Sainte-Beuve n'aurait-il été qu'un témoin pessimiste? 11 espère, au fond de lui, un avenir meilleur ; mais cette espérance est prudente, limitée ; il l'exprime modestement, on devrait dire sourdement. Tout ne lui paraît pas avoir été gâché du côté des multitudes souffrantes : « 11se prépare, lui semblait-il, un travail d'amélioration effective, dans l'industrie principalement, grâce à l'association des travailleurs». Cette phrase date de 1832. Il y avait alors des efforts ouvriers peu spectaculaires, mais qui n'avaient pas échappé au regard vigilant de l' écrivain. Pour lutter contre leur misère, des ouvriers cherchaient à se grouper en coopératives ; et des théoriciens sociaux espéraient, avec une confiance à laquelle les faits n'ont pas répondu, que ces groupes, en s'étendant, en se fédérant, finiraient sans effusion de sang par réformer la société, qui deviendrait progressivement pacifique. Victor Considerant, disciple de Fourier, Buchez, Louis Blanc, sont les noms les plus significatifs parmi ces théoriciens sociaux. Sainte-Beuve a lu ces théoriciens, il a fait connaître leurs idées; et ainsi il a participé, par la plume, aux premiers efforts doctrinaux que l'on peut appeler socialistes. Quelques lignes de lui peuvent être reproduites ici pour fixer son attitude en pleine clarté, l'attitude d'un homme partisan d'accorder aux ouvriers le bénéfice de garanties professionnelles et de · libertés politiques, celles-ci protégeant celles-là : Sans ces garanties et ces libertés pour lesquelles il nous faut encore combattre tous les jours, l'organisation industrielle la mieux entendue ne saurait ni s'établir ni porter ses fruits. On retomberait vite dans l'exploitation de l'homme par l'homme, dans les mille abus criants et désastreux qui sont, Biblioteca Gino Bianco· 21 en tout temps, possibles et même inévitables dès qu'on cesse de se prémunir : la dignité manquerait au grand nombre comme le bien-être. Encore quelques lignes suggestives de SainteBeuve, extraites de son étude consacrée à Proudhon, sur le temps qui a suivi 1830 : Un sentiment de justice plus large est né et s'est développé par degrés, à l'abri même et bientôt à l'encontre de ces cadres premiers [ justice et religion] devenus des lits de Procuste et des gênes. A mesure que la Société s'étend et s'élargit, cette exigence des intérêts du grand nombre au nom de la justice - d'une justice (ne l'oublions pas) qui n'a presque jamais existé dans le passé et qui n'est qu'une vue présente ou d'avenir - cette exi- . gence s'accroît, s'affirme comme légitime et oblige qu'on en tienne compte. * Le grand nombre, l'exploitation de l'homme par l'homme, écrit Sainte-Beuve : échos des célèbres formules saint-simoniennes. Il écrit même dès 1832 : « avènement du prolétariat», anticipation qu'il faut souligner comme particulièrement suggestive. Ce qui caractérise le libéralisme de Thiers, de Guizot, de Rémusat, de Barante, de Tocqueville, même celui de Benjamin Constant, esprit plus ouvert, plus libre, c'est, il faut insister sur ce point pour comprendre Sainte-Beuve, leur méconnaissance des besoins populaires, des exigences du travail, leur ignorance de _la souffrance usinière. Sainte-Beuve a fortement souligné ce point, nous donnant la nette impression que tous ces hommes, si distingués à divers titres, n'ont pas lu, ou qu'ils n'ont qu'à peine feuilleté les livres sociaux de leur époque, notamment la célèbre enquête du Dr Villermé parue en 1840. « Les esprits, dans les théories sophistiquées et superfines qu'ils appliquent au gouvernement de la société, supposent trop que le commun des hommes leur ressemble. L'humanité est plus grossière et plus forte en appétit que cela; c'est comme si l'on voulait juger de l'ensemble d'une végétation rustique par quelques fleurs panachées de la serre du Luxembourg.» Ainsi écrivait Sainte-Beuve en 1864, regardant le passé avec un convenable recul historique. Après 1830, il y eut une petite réforme politique: le cens est abaissé. Était-elle suffisante? Les libéraux croyaient à la panacée politique. Mais à cette réforme, écrit Sainte-Beuve dans un article sur Ch. de Rémusat, en 1847, « la société de nouveau remuée ne répondit pas comme elle aurait fait en temps plus utile », c'est-à-dire si la réforme avait été adoptée dès * P. J. Proudhon, 1873, p. 38. •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==