20 tort, l'authenticité? Le fait, des témoins saintsimoniens l'ont noté sur le moment dans des lettres datées de Lyon. Ceux mêmes, écrit Sainte-Beuve, que l'ambition généreuse et une secrète ardeur ont le plus poussés en avant et à se faire connaître, n'ont pas toujours assez tenu compte de [la] rude condition du grand nombre qui consiste à lutter de bonne heure, à pâtir, à forcer des difficultés de plus d'un genre. Sans savoir tous les métiers, comme Gil Blas, il est bon de savoir ce que c'est qu'un métier, ne fût-ce que pour être indulgent au pauvre monde, et pour ne pas opposer trop souvent un veto absolu aux faits accomplis nécessaires. * C'est au contact des saint-simoniens, surtout, que Sainte-Beuve a été amené à faire ces observations. Il n'a pas été agrégé au mouvement saint-simonien, mais il l'a côtoyé et il en subit l'influence. Toute sa vie, il restera imprégné de cette doctri1~e qui, débarrassée du mysticisme bizarre que lui imprima Prosper Enfantin, reste à nos yeux parée d'intelligence; elle n'a pas vieilli, très digne encore d'être étudiée fructueusement; les pages lumineuses que lui a consacrées mon regretté confrère Charles Rist en sont l'admirable témoignage. Dans ses thèmes essentiels, la doctrine a été pillée par ses adversaires, qui, tels Karl Marx et ses disciples, lui ont emprunté, sans rappeler toujours leur origine, quelques-unes de leurs formules les plus suggestives et les plus spectaculaires. Ce que les saint-simoniens ont su voir, c'est qu'un problème nouveau s'imposait à la société issue de la Révolution, par delà le problème constitutionnel : le problème de la production, autrement dit le problème du travail. Ce n'est plus de droit constitutionnel qu'il convient de s'occuper, pensait Saint-Simon, dès le début du x1xe siècle; ce qu'il convient d'étudier c'est le problème qu'a posé dans les usines et manufactures la présence de masses laborieuses, turbulentes et malheureuses. Le génial promoteur, SaintSimon, avait donné la formule : la politique, désormais, c'est la science de la production. Dès lors les deux mots, politique et social, vont, séparés, signifier le changement de route des esprits et des intérêts. Sainte-Beuve a joué un grand rôle dans l'évolution des idées sociales sous Louis-Philippe; il ne manque aucune occasion d'appeler l'attention de ses lecteurs sur les besoins nouveaux, sur le danger de laisser la classe ouvrière sans appui, sans aide matérielle et morale. Il était loin de se croire isolé dans cette pensée. Dès la veille des Trois Glorieuses, il notait l'existence . * Causeries du Lundi, XV, p. 100. BibliotecaGino'Bianco LE CONTRAT SOCIAL d'« une jeunesse enthousiaste, avide de mieuxêtre général, confiante en l'avenir». Théodore Jouffroy, le célèbre auteur de Comment les dogmes finissent, qui fit méditer mélancoliquement Renan, est un de ses interprètes éloquents. Mais Sainte-Beuve a souligné en même temps que l'initiative, l'échec : on sait de quelle avidité se montra capable après la victoire de Juillet cette génération libérale si apparemment bien douée. Auguste Barbier l'a stigmatisée en des vers célèbres : La Curée) et Sainte-Beuve a fixé son image dans ces lignes si lucides, écrites quelques semaines après le combat : On allait à une révolution, on se le disait ; on gravissait une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on? C'était là l'inquiétude et aussi l'encouragement de la plupart; car, à co11p sûr, ce qu'on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour d'un sentier ; l'ennemi [le duc de Raguse] l'occupait en armes ; il fallut l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or, ce rideau de terrain n'étant plus là pour borner la vue, lorsque l'étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfin? Une espèce de plaine qui recommençait plus longue qu'avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s'y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu'on réputait des meilleurs firent comme la masse et prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, à . . , , . . ceux qw av'.'ruentespere rmeux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée par elle-même qui arriverait. Sainte-Beuve· résume sa pensée dans ce mot : àésappointement. Et il nous montre l'affligeant spectacle que lui offre la« misère et la turbulence àes masses », le « dévorant égoïsme des classes élevées», les défaillances d'une dynastie qu'il appelle «parjure », « une petite minorité vivant aux dépens de la multitude travailleuse et misérable ». L'horizon est nébuleux au bout duquel on cherche en vain un rivage où aborder .. On connaît le mot qui courut alors, répandu par Cabet : la révolution a été escamotée. Dès 1830, Sainte-Beuve écrit que « se posent en plein les problèmes sociaux qui, voilés durant quinze ans d'un rideau fleurdelisé de théâtre,
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