L. EMBRY l'État et, concurremment, la formation d'une classe d'intellectuels-fonctionnaires de plus en plus nombreuse. Ce qui était auparavant vocation ou du moins profession· lipre devient métier organisé, protégé, contrôlé ; si tous les intellectuels ne sont pas des universitaires, on . , , . . constate une interpenetration croissante entre l'intelligentsia et l'École, des passages de plus en plus fréquents de la seconde vers la première • • A , • ou, ce qui revient au meme, une pretention croissante de la seconde à jouer le rôle de la première. On peut, on doit parler de l'apparition d'une nouvelle classe d'intellectuels, solidement établie dans la cité, très consciente de son importance, volontiers dogmatique et qui, née d'hier dans une large mesure, se jette en toute hâte sur les idéologies dont elle a besoin pour alimenter sa prédication. Nulle étude ne serait plus nécessaire, plus explicative, que celle des courants de la pensée ·morale et politique dans la classe des intellectuels, plus précisément dans l'Université, plus précisément encore à l'école primaire où se façonne le catéchisme du peuple. Remarquons seulement que si l'Université resta quelque temps fidèle à l'idéologie libérale, à la doctrine des droits de l'homme, s'il lui arrive encore de s'offrir les cocktails de l'anarchisme ou de la déréliction existentialiste, elle fut de plus en plus envahie par une sociologie au rabais, orientée vers le culte d'une cité qu'on se devait de perfectionner ou de reconstruire. Tout la poussait en cette direction, son accroissement quantitatif, la formation en elle d'une conscience collective toujours plus exigeante, la diffusion de l'esprit positif et matérialiste, le succès des sciences et, croyait-on, des sciences de l'homme, la philosophie du progrès continu, l'exaltation des solidarités humaines soit dans le cadre de la nation, soit à travers le temps et l'espace. Aucun de ces facteurs qui ne puisse être justifié, mais c'est leur somme qui nous intéresse, la manière dont ils se précipitent, nous précipitent, en une direction unique. A la lumière de ces rappels et de ces liaisons, certains faits se colorent d'une signification symbolique. Au début de ce siècle, alors que Péguy s'emportait en invectives qui semblaient exagérées contre le parti des intellectuels, le socialisme français créait avec amour son principal moyen d'expression, un quotidien dédié à l'Humanité, baptisé par le bibliothécaire de l'École normale supérieure et rédigé par une brillante équipe de professeurs agrégés. N'y avait-il pas là une émanation du comtisme plus encore que du marxisme? Ainsi s'exerce l'implacable logique qui veut ibliotecaGino Bianco 15 que tout pouvoir soit religieux en son essence et que la dén1ocratie parfaite se transforme en théocratie. Mais encore faut-il rectifier ce terme, car à proprement parler il n'y a plus de dieux qui veillent sur la société ; c'est la société elle-même qui se divinise, puisqu'elle détient virtuellement toutes les perfections. On refuse d'autre part toute conception hiérarchique de l'ordre social, puisque l'autorité découle de la possession d'un savoir auquel chacun doit être mis à même d'accéder s'il le veut, et le peut; au-dessus de la masse des citoyens il n'y aura donc que l'État et l'administration, laquelle ne peut manquer de s'étendre à tous les domaines, puisque l'exercice de la pensée resse~ble désormais à la mise en œuvre d'une technique professionnelle comparable aux autres. 3. Il y a quelque chose de grisant en ces spéculations sur la société ; on comprend que des penseurs éminents et généreux aient cédé au vertige de l'illuminisme libéral ou social. Comment éviter les vagabondages téméraires, sinon par le recours aux enseignements de l'expérience, seul moyen de contrôle qui soit à notre dispositio11? En pareille matière, l'expérience, c'est l'histoire. Lorsque Rousseau cherchait à se mettre en garde contre les entraînements de sa raison passionnée, il se penchait sur les annales de Rome, ou bien il comprenait que la Pologne n'était pas Genève ni Sparte et ne pouvait être considérée indépendamment d'une histoire polonaise réfléchie en des mœurs et en des institutions. Exemple probant, dont auraient dû tirer meilleur parti les historiens contre-révolutionnaires qui s'employaient à dénoncer les méfaits de la théorie politique. Leur mérite fut de rappeler ce qui avait été beaucoup trop oublié, d'insister sur le fait qu'une société n'est pas un être de raison, mais un être vivant dans la chair duquel • A on ne taille pas comme on veut, ru meme comme le voudrait la pensée pure ; c'était prêcher la prudence et le respect des traditions, préconiser une politique quj serait un art délicat et souple bien plus qu'un.~ doctrine intempérante. L'histoire semolait donc faite pour ralentir le cours impétueux de la dialectique en dressant devant la raison des obstacles multiformes, voire informes ; plus elle se voulait objective et documentaire, plus elle aspirait à la dignité d'une science autonome, plus elle résistait aux généralisations sommaires. On pouvait même l'accuser de conduire à un constant relativisme, au scepticisme, au pessimisme ; à force de montrer les tâtonnements, les contradictions, les échecs
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