Le Contrat Social - anno I - n. 1 - marzo 1957

L. EMBRY désarroi de l'esprit juridique et logique devant les obscures complexités de l'histoire vivante est un spectacle dont il faudrait savoir tirer une leçon. Point n'est besoin d'imputer aux intellectuels des faiblesses qui ne leur sont pas étrangères mais dont on veut croire qu'elles ne font pas loi en leur corporation : manque de caractère, versatilité, vanité frivole, goût des honneurs et du prestige ; si honnêtes et convaincus qu'on les suppose, ils auront toujours tendance à conclure des mots aux choses, à se persuader qu'un discours bien argumenté est par lui-même un acte décisif. L'invasion du forum par les intellectuels, l'universel déluge d'une scolastique appliquée à refaire la soci~té comme on refait une composition française ou un devoir de philosophie, tout cela d'ailleurs à un niveau de plus en plus bas, selon des règles toujours plus simplistes ou mécaniques, ajoutent immensément à nos difficultés, à nos illusions, à nos inquiétudes. 11n'est pas question d'étudier cette corruption en détail ; bornons-nous à noter deux traits importants. L'irréelle flexibilité des mots et des phrases, l'habitude d'opérer sur l'abstrait et le verbal, l'inévitable propension à la virtuosité dialectique et aux libres témérités de la raison pure, qui d'ailleurs met ses complaisances dans la critique, le doute et la négation, expliquent en grande partie la diffusion, si remarquable à la fin du siècle dernier et au début du nôtre, d'un état d'esprit anarchique ou anarchisant qui semblait alors la plus haute expression de la sagesse parce qu'il condamnait avec superbe touges les disciplines sociales. Nous n'avons pas encore rejeté cette fausse sagesse ou ce faux luxe. S'arrêtant à mi-chemin sur la voie de tels égarements, l'idéologie creuse est certainement responsable d'un autre mal dont on a beaucoup parlé, c'est-à-dire de la multiplication indéfinie des partis. Ni Montesquieu, ni Rousseau, ,ni les Constituants, ne liaient le sort de la cité libérale et juste à l'existence des partis ; ils avaient pourtant sous les yeux l'exemple de l'Angleterre, mais ils savaient que lorsqu'on s'en remet à l'empirisme, à l'ordre naturel des choses, les partis sont toujours en très petit nombre et n'outrepassent pas les limites de leur utilité possible. Ils sont des instruments ou des machines et discutables en tant que tels ; du moins se garde-t-on de les prendre pour une fin en soi. Mais dès que la théorie politique se donne toute licence, comment résister au désir de se confondre avec la « volonté générale » et d'en interpréter à son gré les oracles ? Chacun sa vérité, mot d'ordre ou plutôt principe de désordre, cette vérité étant constamment présentée comme universelle selon la bonne doctrine. Biblioteca Gino Bianco 13 Un groupe quelconque d'intellectuels, le plus souvent des penseurs à la petite semaine, crée, patronne ou blasonne un parti, le dote d'un programme et d'une philosophie portative ; le parti à son tour se pique d'être une Académie des sciences morales et politiques, une société dans la société, une personne morale. Il n'est plus que de tourner dans le cercle vicieux des perpétuelles discussions, des exégèses à partir des principes, des orthodoxies et des hérésies, des dissidences et-des conciliations. La cc volonté générale» ne sait plus qui entendre parmi ceux qui se flattent doctoralement de professer en son nom et c'est d'ailleurs sans grande importance pratique, puisque les actes ne découlent à peu près jamais de ce vain bruit. Sans réduire l'histoire des partis modernes aux manifestations déréglées de la manie idéologique, elle .se mêle pourtant aux intentions les plus droites comme aux intrigues et aux ambitions les plus basses, elle· contribue à faire de la démocratie parlementaire fondée sur le système des partis un chaos inorganique, sans pouvoir réel de décision et d'exécution. 2. Rousseau n'avait eu qu'à se retourner vers le passé, vers l'expérience humaine, pour pressentir la mélancolique histoire de la cité démocratique dont il traçait l'épure. Répugnant à l'anarchie, au morcellement, aux luttes des factions, épris d'unité harmonieuse, il ne pouvait concevoir la volonté d'un peuple qu'en la forme d'une révélation intime dont la force impliquait l'action continue d'une religion civile obligatoire. Cédant à l'évidence, il en vint à écrire la fameuse phrase qui lui vaut depuis deux siècles tant de sarcasmes ou de contestations indignées ; il déclara que le premier devoir de la société était de contraindre les hommes à devenir libres. Certes, on voit bien quelle pente se dessine, quels excès se préparent. Comment nier pourtant qu'il y ait là un autre mouvement de nature, une soumission peut-être terrifiée à la nécessité qu'on entrevoit? Qu'est-ce que l'éducation, sinon l'art d'user d'une habile contrainte pour élever l'enfant ou l'homme? Notre indolence accepterait-elle les conversions les plus fructueuses si elle n'y était aidée par des poussées ou des sollicitations venues du dehors? Qu'il faille limiter au plus vite la coercition, tout le monde en convient, mais il faudrait ne rien connaître de l'homme, s'en tenir aux enfantillages de l'anarchisme pour abolir entièrement la coercition. Le malheur est qu'engagé sur cette route on ne sait plus où s'arrêter, que tout •

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