- (' revue historique et critique Jes / ails et Jes idées MARS 1957 - bimestrielle - Vol. I, N° 1 • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••••• RAYMOND ARON ...... . LÉON EMERY .......... . MAXIME LEROY ....... . AIMÉ PATRI ........... . D. ANINE .............. . Une nouvelle revue De l'inégalité · Du contrat social Sainte-Beuve politique et social La politique platonicienne et notre temps Le problème de la « débolcbévisation » ,, L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE HUGO DEWAR......... . BRANKO LAZITCH..... . L. LABEDZ............. . A. ZAUBERMAN....... . MARKFJEI.D ........... . Les procès de Moscou <<révisés>> Révolution et contre-révolution en Hongrie La << voie polonaise vers le socialisme >> Cure de vérité en Pologne Situation du médecin soviétique PAGES OUBLIÉES MICHEL CHEVALIER . ... Le premier peuple du monde QUELQUES LIVRES G. LAFERRE : Correspondancde'Engelset de Paul et Laura La/argue. -1. BIRNBAUM : Das Ende des S_talin-Mythos, de B. Meissner.- M. EBON ·: Target : The World, de E. M. Kirkpatrick.- G. LAFERRE: Diction~airedesscfenceséconomiques, de J. Romeuf. CHRONIQUE Le « père du marxisme russe » - Le communisme et l'Université f .J INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • iblioteca Gino Bianco • •
- , Biblioteca Gino Bianco
revue lzistorique et critique Jes faits et Jes iJées MARS 1957 Vol. 1, N° 1J UNE NOUVELLE REVUE Il n'y a déjà que trop de revues, mais celle-ci ne fait double emploi avec nulle autre et sera justifiée si sa publication comble une lacune. Or il n'est guère contestable qu'au progrès manifeste des sciences exactes et des techniques industrielles correspond de nos jours, notamment en France, une régression frappante des connaissances dans l'ordre· des « sciences morales et politiques », des « philosophies de l'histoire » et. de la « physique sociale », pour user d' expressions pleines de sens au dernier siècle. Sans prétendre suppléer le savoir défaillant en ces vastes matières, l'initiative privée peut cependant s'efforcer de rendre goût à l'étude, de susciter la recherche originale et de stimuler la pensée critique, devant l'indifférence ou la carence des institutions officielles. A priori, les perspectives de travail apparaissent multiples et trop riches d'exigences. Mais on est en droit d'aller au plus urgent sans s'interdire les amplifications ultérieures et les approfondissements qui dépendront des concours de toutes sortes à l'œuvre entreprise. Et l'urgence s'impose de par les contingences. Alors que les meilleurs esprits s'interrogent sur l'avenir promis à l'humanité, sachant enfin que les civilisations sont mortelles, et tandis qu'un empire monstrueux affirme urbi et orbi son ambition de dominer la planète, ce serait mauvais calcul que s'e11remettre à la balistique pour se dispenser de résistance intellectuelle. Il s'agit d'observer sans parti pris dogmatique l' obsédante crise contemporaine à l'ordre du jour et d'en analyser correctement la nature afin de conclure sans avoir à choisir entre deux manières de disparaître ou de subir. Que faire? Dans le livre qui porte ce titre, Biblioteca Gino Bianco· Lénine a « marqué 1' engouement général de la jeunesse russe instruite pour la théorie marxiste » avant la fin du x1xe siècle dans la Russie des Tsars. « On voyait paraître les uns · après les autres des ouvrages marxistes, écrivait-il, se fonder des revues et des journaux marxistes, tout le monde se convertir au marxisme, flatter les marxistes, faire la cour aux marxistes, les éditeurs s'enthousiasmer du débit extraordinaire des livres marxistes ... » Avec un demi-siècle de retard sur l'ancienne Russie, une certaine intelligentsia occidentale découvre à son tour le marxisme et se croit à l'avant-garde. Mais ce qui était là spontané est ièi artificiel. Ce qui était alors authentique n'est plus que caricature. Et ce qui singularise à présent le phénomène, c'est l'étonnante vulgarité des disputes où de part et d'autre tant de controversistes confondent Marx et le marxisme, ne savent distinguer ni le marxisme du léninisme, ni l'un et l'autre dt1 stalinisme, ni la paille des mots du grain de~ choses. Les historiens futurs auront peine à croire que des contemporains de l'État dit soviétique aient pu, durant quarante ans au moins, l'identifier au marxisme appliqué, bien que la critique de Marx et du marxisme y soit interdite : criante antinomie dans les termes, ceux de la théorie et ceux de la pratique. Ils seront encore plus surpris de lire après coup tant d'éloges prononcés à l'adresse du plus abject des tyrans par maints coryphées de la démocratie libérale - politiciens, littérateurs, universitaires et autres. Ils auront du mal à s'expliquer, devant l'évidence d'une entreprise de subversion et de conquête universelles, l'inconscience et l'inertie de cette vieille
2 civilisation occidentale entichée de son passé si récent, et assaillie de toutes parts. Au début de notre siècle, un disciple de Marx et d'Engels écrivant une étude sur Les Slaves et la Révolution (publiée en 1902 par l' Iskra, journal des social-démocrates russes) discernait le déplacement de l'épicentre révolutionnaire de l'Occident à l'Orient et prédisait, comme avant lui les populistes slavophiles de Russie, le rôle majeur prochain des Slaves dans les bouleversements à venir. Après 1905 le même auteur, Karl Kautsky, « annonça comme conséquence de la guerre russo-japonaise une ère de révolutions en Asie et dans le monde musulman ; la prévision se vérifia deux ans plus tard en Turquie, puis l'année suivante en Perse, enfin deux ans après en Chine. Et les signes d'effervescence ne manquèrent pas aux Indes et dans l'Afrique du Nord ». Ces lignes, antérieures de vingt ans aux événements qui ébranlent aujourd'hui l'Afrique du Nord et le ProcheOrient, faisaient allusion à des mouvements élémentaires et spontanés que l'infiltration communiste n'avait pas encore pénétrés, qu'un puissant empire soviétique n'avait pas encore armés et guidés dans la manœuvre insurrectionnelle, stratégique et diplomatique. Le Japon n'avait pas encore inculqué en_Extrême-Orient son leitmotiv de l'Asie aux Asiatiqll;es, et l'Inde n'avait pas encore obtenu sa contagieuse indépendance. Les deux guerres mondiales et les guerres civiles consécutives ne pouvaient que précipiter les processus en cours. L'invention pédante d'un «monde arabe » fictif par les apprentis sorciers de l'érudition européenne qui ont réussi même à faire passer l'Égypte pour une nation arabe, la création britannique de la «Ligue Arabe» et autres initiatives d'égale extravagance n'étaient pas pour affermir le prestige de l'Europe en Méditerranée orientale et méridionale. Toutes les fautes concevables étant commises, on en a les conséquences.· En 1890, dans un cours professé à l'Université de Montpellier, Vacher de Lapouge disait de l'Algérie« que tôt ou tard il s'y produira un mouvement séparatiste si l'on continue à vouloir administrer comme un département français ce pays en tous points si différent du nôtre». BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOC! L Les preuves abondent qui attestent la possibilité de discerner et de comprendre, en quelque mesure et dans des limites modestes, un très relatif << sens de l'histoire». Encore y faut-il une compétence et un sérieux qui, sur ces chapitres, se raréfient de façon alarmante. Raymond Aron terminait récemment une communication sur le « sens de l'histoire», à l'Académie des sciences morales et politiques, en réfutant les interprétations à la mode, déterministe ou providentielle, parfois les deux ensemble, appliquées à l'histoire totale. « Autant il est erroné de se donner par la pensée un état social où toutes les aspirations seraient simultanément satisfaites, autant il est légitime de construire une idée de la raison, la représentation d'une collectivité ordonnée et équitable», dit-il. On ne saurait abandonner l'espérance d'une société où les hommes vivraient selon la raison, à moins de consentir à consacrer l'injustice : « Mais confondre cette idée de la raison avec l'action d'un parti, avec un statut de propriété, avec une technique d'organisation, c'est se livrer aux délires du fanatisme. Vouloir que l'histoire ait un sens, c'est initier l'homme à maîtriser ses passions et à rendre conf orme à la raison l'ordre de la vie en commun. Prétendre connaître à l'avance le sens ultime et les voies du salut, c'est substituer des mythologies historiques au progrès ingrat du savoir et de l'action. » Dans le même esprit, au service de cet ingrat progrès qui tend à introduire plus de raison et de justice dans le contrat social, quelques l1ommes de bonne volonté ont cru nécessaire de rassembler dans une nouvelle revue les écrits d'auteurs qualifiés pour traiter en connaissance de cause, et en dépassant les argumentations caduques, des matières relatives aux transf ormations sociales, aux interprétations et aux prévisions historiques. Dans ces domaines, une inculture dangereuse sévit à mesure qu'en public il est de plus en plus question de culture, de services culturels, de relations culturelles. Et « les opinions tuent la vérité », comme disait Lacordaire. Ces brèves considérations suffisent à motiver l'entreprise qui commence. LE CONTRAT SOCIAL • '
• DE par Raymond Aron Dans Espoir et peur du Siècle, ouvrage à paraître prochainement ( Calmann-Lévy, éditeurs), Raymond Aron définit en ces termes le problème de l'inégalité tel qu'il se pose à notre époque :-« L'inégalité a-t-elle le même sens dans une société industrielle à technique progressive que dans les sociétés économiquement stationnaires ou demi-stationnaires du passé? A une époque où les conditions de vie sont bouleversées durant chaque génération par la science et l'industrie, quelle autorité garde la tradition ? Ou, sil' on préfère, en quels domaines garde-t-elle une autorité? » Les pages inédites qui suivent répondent aux questions ainsi formulées. De l'inégalité économique Les sociétés i11dustrielles demeurent fondamentalement inégalitaires. Entre· la base ·et le sommet de l'échelle des salaires, en Union soviétique, l'écart est au moins de 1 à 40. Les revenus des possesseurs de yachts, aux ÉtatsUnis, en Grande-Bretagne, en France, sont plus de quarante fois supérieurs au revenu de l'ouvrier non qualifié. Peut-être de petits pays, la Suède et plus encore la Norvège, ont-ils réussi à ramener les inégalités de revenus à l'intérieur d'étroites limites : le « riche », en Norvège, semble ne disposer que de trois à quatre fois plus de ressources que le <<pauvre». En Occident, le progrès économique a pourtant enlevé aux controverses sur l'inégalité une part de leur . , acu1te. On distingue trois sortes d'inégalités : celle de la répartition des fortunes, celle des revenus proprement capitalistes (intérêt du capital, Biblioteca Gino Bianco· profit), cell~ des salaires et traitements. Les . raisons morales et même sociales de déno11cer la concentration des fortunes ou des profits subsistent telles quelles, mais les radicaux* reconnaissent que là suppression de l'héritage ou l'élimination des dividendes ne modifieraient pas sensiblement la condition de vie des masses. Les réf ormes travaillistes n'ont pas comblé la distance entre la femme de ménage et le lord qui circule en Rolls-Royce ; elles ont dissipé l'illusion que la redistribution des revenus capitalistes élèverait notablement le niveau de vie du plus grand nombre. En Grande-Bretagne, dans l'année 1955, salaires et traitements représentent 10.040 millions de livres; le total des revenus privés s'élève à 15.688, celui des revenus capitalistes· (rentes, dividendes, intérêts) à 1.702. La redistribution de tous les dividendes entre des millions de salariés n'apporterait à chacun d'eux que quelques · shillings supplémentaires par semaine. · Peu d'années d'expansion enrichissent les travailleurs plus que ne ferait la spoliation des riches. Aux États-Unis, l'idéologie de la libre entreprise, de la concurrence, fait partie des croyances nationales. Planification et propriété collective sont confondues avec l'Union soviétique, donc avec le mal. Inséparable des échecs et des succès sur le marché, l'inégalité des revenus paraît aussi légitime que le régime dont elle est - * Ce mot est ·pris au sens que lui donnent les Américains : il équivaut à peu près à la gauche française, sur le plan philosophique plus encore que politique. Nous mettrons en italiques le mot radical chaque fois que nous le prendrons en ce sens. •
4 l'expression. Simultanément, le progrès économique gonfle le groupe des revenus moyens, diminue celui des bas revenus, alors que celui des très gros revenus augmente à peine. Le nombre des familles ou des personnes seules gagnant moins de 1.000 dollars a diminué de 44 % entre 1941 et 1955. Celui des familles et personnes gagnant entre 1.000 et 2.000 a diminué de 29 %- La catégorie entre 2.000 et 3.000 a diminué de 8 %. Ea revanche, la tranche entre 3.000 et 4.000 a progressé de 53 %, celle entre 4.000 et 5.000 de 57 %, celle entre 5.000 et 7.500 de 96 %, celle entre 7.500 et 10.000 de 92 %, celle entre 10.000 et 15.000 de 103 %, celle entre 15.000 et 20.000 de 79 %, celle entre 20.000 et 25.000 de 80 %, celle au-dessus de 25.000 de 8 %- En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, les grandes compagnies capitalistes paient au fisc ou utilisent en investissements une fraction considérable des profits bruts. L'impôt sur les tranches élevées des revenus privés est énorme; il équivaut presque à une expropriation. Dès lors, le niveau de vie des masses, dans les pays de civilisation industrielle développée, dépend désormais de l'expansion plus que des lois sociales ou fiscales. Il est logique que la discussion la plus ardente ait pour thème la méthode de croissance plutôt que le moyen de redistribuer les revenus. Admettons que la loi de Pareto reste valable (ce qui est possible). Accordons que la part des revenus les plus élevés demeure constante (ce qui est improbable : d'après toutes les statistiques, elle diminue*). En dehors de toute tendance à l'égalité, l'augmentation des revenus tend à rapprocher les conditions d'existence. A mesure que la productivité et le niveau de vie s'élèvent, les produits industriels deviennent accessibles à un nombre. croissant de consommateurs. Si le progrès économique continue encore quelques dizaines d'années à la même allure, on conçoit que l'immense majorité des Américains se nourrissent et se vêtissent de manière à peu près uniforme, qu'ils puissent tous acquérir l'automobile, le frigidaire, le poste de télévision, tenus désormais pour partie intégrante du budget-type. A partir du moment où les revenus les plus bas permettent de vivre décemment, le radicalisme ne sera plus nourri par l'indignation spontanée, la passion commune ; il ne manquera pas d'arguments, mais d'arguments inspirés par une hostilité de principe * Entre les deux guerres, 5 % des contribuables, ies plus riches, recevaient environ 30 % du total des revenus, en 1948, ils n'en reçoivent plus que 18 %. BibliotecaGino Bian_co LE CONTRAT SOCIAL à l'héritage, au profit, à la hiérarchie des salaires ou à l'inégalité en tant que telle. - . . Ni les oppositions théoriques, ni les oppositions politiques n'ont pour autant dispar~. On discute des mérites ou démérites respectifs des deux espèces d'inégalité, l'une qui ~, p~ur origin~ le profit, l'autre le traitement lie a ,_la,fo~~tion. On s'interroge sur la mesure d inegalite de traitement que l'on tiendra pour équitable, souhaitable, compatible avec la production • maximum. Le premier problème est classique. Les mêmes critiques, en France par exemple, qui vitupèrent les profits -capitalistes, déplorent que l'éventail des salaires soit exagérément refermé. On peut être logiquemènt à la fois hostile aux profits des entrepreneurs ou des spéculateurs, aux intérêts des fortunes héritées, et partisan d'élargir l'intervalle entre le salaire du manœuvre et celui de l'ingénieur. Il n'y en a pas moins, à cet égard, une nouveauté. Hier on dénonçait les profits parce qu'on les jugeait incompatibles avec le bien-être des masses; aujourd'hui on les dénonce parce que l'on condamne le régime de libre entreprise ou de marché. Certes, un régime de planification intégrale et de propriété, collective supprime les concentrations individuelles de fortunes ; il élimine les revenus proprement .capitalistes. Mais ni ces concentrations, ni ces sortes de revenus ne compromettent l'élévation du niveau de vie. A peine aggravent-ils l'inégalité économique que produit inévitablement la différenciation des tâches et des rétributions. Fortunes privées et revenus capitalistes ne sont plus une raison contraignante de condamner le capitalisme, encore que la condamnation du capitalisme entraîne celle des fortunes privées et des profits. Si l'on décide, pour d'autres inotifs, ·de maintenir, en certains secteurs, propriété individuelle et concurrence, on accepte du même coup l'inégalité des profits sans compromettre pour autant la condition de vie du grand nombre. Les radicaux, il est vrai, veulent réduire aussi les inégalités de traitements. Ils n'approuvent pas plus l'inégalité soviétique que l'inégalité américaine. Dans un régime mixte comme celui de la Grande-Bretagne, la hiérarchie des traitements est fixée par le secteur privé. Le secteur nationalisé doit effectivement payer des traitements comparables à ceux des sociétés capitalistes. Le prélèvement fiscal ne peut guère être poussé plus loin. · Faut-il, pour que l'écart entre manœuvre et directeur ne soit plus que de 1 à 5, nationaliser toute l'économie? Est-il même certain qu'une économie entièrement collective demeurerait conforme aux vœux des radicaux ?
R. ARON Peut-être les planificateurs, par égoïsme ou par souci de la production, maintiendraient-ils des différences· comme celles que l'on observe en Union soviétique. Dans la phase présente, les controverses sur la place publique sont. à la fois plus confuses et moins violentes. Les conflits pour la répartition du revenu national, même dans les pays industriels avancés, sont multiples. Revendications des salariés à l'égard des employeurs, protestations des fermiers contre la diminution, relative et parfois absolue, de leurs revenus, amertume des détenteurs de revenus fixes, victimes de la dévalorisation monétaire, on n'en finirait pas d'énumérer les groupes dont les plaidoyers et les actes d'accusation s'entrechoquent sur la place publique. Le fait nouveau, par rapport à la théorie sinon à la réalité d'hier, c'est que l'opposition entre salariés d'industries et détenteurs des moyens de production n'est plus qu'une entre d'autres et qu'elle suscite rarement les chocs d'intérêts ou de passions les plus rudes. Que les salaires dépendent de l'État, de la monnaie, de la prospérité d'ensemble plus que de la bonne ou de la mauvaise volonté des patrons, les ouvriers eux-mêmes, dans les entreprises bien gérées, en ont conscience. L'évolution économico-sociale tend au pluralisme des groupes, non à la cristallisation de deux blocs. ·La justification des diverses revendications est également devenue plus complexe. Le progrès étant la loi de la collectivité et le devoir de chacun, l'appauvrissement d'une catégorie particulière ne lui donne pas encore droit à compensation ou protection. L'enrichissement d'un individu ou d'un groupe semble juste s'il contribue à la prospérité générale. Une économie tout entière tendue vers l'avenir récompense et doit récompenser, qu'elle soit planifiée ou concurrentielle, ceux qui sont les agents de la croissance. Les doctrinaires de la productivité se situent par delà l'antinomie de la hiérarchie et de l'égalité, des conservateurs et des radicaux. Il serait absurde de suggérer que le conflit actuel met aux prises productivistes et nonproductivistes, comme celui d'hier opposait les partisans de la hiérarchie à ceux de l'égalité. Tout au contraire, droite et gauche sont ou devraient être également productivistes. Mais en une société où les ressources collectives augmentent d'année en année, au lieu d'être approximativement fixées une fois pour toutes, la vieille querelle de l'inégalité prend un contenu nouveau. Le partisan de l'égalité doit à chaque instant, dans l'immédiat et pour la société de ses rêves, 1démontrer que l'égalisation des iblioteca Gino Bianco 5 revenus n'est pas défavorable à l'enrichissement commun. Je ne pense pas que cette démonstration soit impossible. Au contraire, plusieurs des arguments classiques en faveur de l'inégalité tombent d'euxmêmes à notre époque. Les hauts revenus ne fournissent plus un montant important d'épargne, en raison de la fiscalité. Personne ne nie qu'une certaine inégalité de rétribution soit inévitable et juste, nul n'affirme que l'inégalité nécessaire soit de 1 à 40, ou de 1 à 20, ou de 1 à 10. L'incitation à produire ne disparaîtrait pas, semble-t-il, avec une inégalité grandement atténuée. Peut-être certaines inégalités sont-elles inutiles et d'autres indispensables. L'écart entre le salaire du manœuvre et celui de l'ouvrier qualifié est nécessaire pour encourager l'apprentissage; l'écart entre le traitement de l'ingénieur et celui du directeur n'a pas une fonction aussi évidente. L'opinion admet que la diversité des tâches entraîne celle des revenus. La différence qualitative des services rendus est telle qu'elle pourrait justifier d'énormes écarts : les inventeurs ne seront jamais récompensés à la mesure de leur mérite. Dans tous les régimes, les plus riches ne sont pas toujours les plus méritants ..: l' écrivain servile en Union soviétique, les spéculateurs heureux en Occident ne témoignent pas de vertus qui recueillent l'admiration des foules ou des sages. Renan jugeait conforme à l'ordre éternel que le peuple vécût de la participation à la gloire du petit nombre; John Adams doutait qu'aucune société eût jamais assez de ressources et de sollicitude pour instruire tous ses enfants. Ils avaient tort tous deux. La notion chrétienne de l'égalité des âmes est devenue l'idée révolutionnaire des Droits de l'Homme et cette idée, à son tour, commence par le bulletin de vote et la conscription et appelle finalement le salaire minimum, l'accession de tous aux biens prodtuis par le travail commun. Certes, les gouvernements ne sont pas plus maîtres aujourd'hui qu'hier de déterminer . souverainement le revenu de chacun, qui dépend ·des ressources collectives plus que de la volonté des hommes. Il n'en est pas moins admis désormais que le progrès de la productivité doive profiter à tous, et il leur profite effectivement. En ce sens, le mouvement des événements, pour parler avec Cournot, est orienté vers la gauche. La société industrielle ne présente pas non plus des égaux, des travailleurs interchangeables. L'inégale difficulté, l'inégale productivité des métiers, l'inégale rareté des talents nécessaires pour remplir des tâches toutes indispensables, l'inégale durée de l'apprentissage créent une
6 différenciation entre les citoyens et les revenus, différenciation dont personne ne met en doute le principe. L'idéal de l'inégalité et le fait de l'égalité étant incompatibles avec la civilisation industrielle, les avantages de l'expansion l' emportant à long terme sur ceux de la redistribution des revenus, il y a place, non pour un accord, mais pour un ou plusieurs dialogues raisonnables entre gauche et droite, pourvu que l'une et l'autre soient contemporaines de leur temps. On distingue un premier dialogue entre planificateurs et libéraux*, les premiers hostiles à l'inégalité dans la mesure où elle est liée aux profits capitalistes, les derniers favorables au mécanisme du marché et, par suite, à l'inégalité des revenus, conséquence nécessaire de la concurrence entre les individus et les entreprises. Un deuxième dialogue se déroule entre les planificateurs, les uns acceptant volontiers une grande différenciation des revenus, favorable à la croissance ou à la stabilité de l'ordre social, les autres ayant pour idéal des classes aussi rapprochées que possible les unes des autres. Un troisième dialogue met aux prises les radicaux, qui s'en prennent aux fortunes héritées, et les traditionalistes, soucieux de maintenir la continuité des statuts à travers les , , . generattons. Aucun de ces dialogues n'est provisoirement belliqueux dans les pays anglo-saxons, pour les raisons que nous avons analysées : les Américains acceptent la rude loi de la concurrence, les Anglais n'ont plus grand-chose à tirer de la redistribution des profits ou de réf ormes fiscales, les classes populaires sont relativement satisfaites de ce qu'elles ont obtenu, les économistes démontrent qu'il importe davantage d'élargir le gâteau que d'en égaliser les parts. Mais en cas de dépression économique ou de baisse du niveau de vie collectif, le ton du dialogue pourrait changer. Même dans l'hypothèse de la prospérité, l'inégalité sociale, le système d'éducation qui constituent aujourd'hui les thèmes des réflexions pourraient devenir demain objet d'indignation et de revendication. Au-dessus des batailles de partis et des controverses d'actualité, comment se définirait aujourd'hui la pensée conservatrice sur le sujet de l'égalité économique ? Le conservateur affirmait que l'inégalité des revenus reflétait la diversité des métiers, des talents, de la puissance et du prestige : il n'a pas été réfuté par les faits. Mais en une société à technique progressive, * Au sens de partis?ns de l'économie du marché. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT .SOCIAL son pessimisme a été démenti et il doit proclamer la légitimité du salaire minimum, de la redistribution des revenus, des lois sociales, de la fiscalité directe. En matière économique, les conservateurs n'ont jamais été des libéraux orthodoxes. La concurrence déchaînée, la course à la production ou à la fortune s'accordent mal avec la représentation d'une commupauté organique et stable, ordonnée par le respect de la sagesse immémoriale. C'est par l'intermédiaire d'une commune hostilité au socialisme · que libéraux et conservateurs se rejoignent. La nationalisation des moyens de production, la planification centrale entraînent la démesure de l'État, la destruction des autonomies régionales et corporatives ; elles donnent une autorité discrétionnaire aux calculateurs et aux techniciens. Unis contre le communisme aux libéraux de l'école de Vienne, les conservateurs ne sont pas obligés de suivre leurs alliés dans la dénonciation du Welfare State. Les conservateurs préfèrent les mécanismes du marché à la planification, ils n'y voient pas un bien en soi. Étrangers au radicalisme égalitaire, ils ne dénoncent ni l'inégalité que créent les profits ni celle qui dérive de la hiérarchie des traitements, mais ils ne transfigurent ni l'une ni l'autre en une valeur absolue. Socialiste ou libérale, la pensée économique glisse d'ellemême à l'idéologie parce qu'elle prête une signification morale à un choix entre des techniques. Essentiellement politique, le conservatisme, à condition d'être contemporain de la réalité et non pas nostalgique d'un passé de fantaisie, ne confond pas les schémas avec les institutions, les types idéaux avec les principes. Positive plutôt que négative, elle s'efforcerait d'élever les bas revenus plutôt que de soulever l'indignation contre les hauts revenus, de multiplier les chances de promotion plutôt que d'abaisser les superbes. Mieux vaut déprolétariser les travailleurs que prolétariser les bour- • geo1s. Enfin la pensée conservatrice mettait en garde contre les illusions et les impatiences. Pour la plus grande partie de l'humanité, l'ère de l'abondance est encore lointaine et la pauvreté demeure la malédiction séculaire. Jamais les peuples n'ont été aussi proches les uns des autres, jamais les différences des manières de vivre n'ont été aussi marquées. L'existence du paysan anglais ressemblait plus à celle du paysan de l'Inde au xv111e siècle qu'aujourd'hui. A l'intérieur des nations, la conviction du droit à l'égalité s'est répandue plus vite que ne s'effaçaient les différences de condition. L'effet
.K. ARON à long terme de la civilisation industrielle sur l'inégalité risque de peser moins lourd dans la balance historique que l'impatience des masses et l'affaiblissement des traditions. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • De l'inégalité sociale La civilisation industrielle entretient le dialogue entre partisans et adversaires des profits ; elle nourrit les conflits entre les groupes pour la répartition du revenu commun ; elle ne supprime pas l'opposition entre ceux qui rêvent de quasi-égalité et ceux qui se résignent facilement à un partage arbitraire des biens de ce monde. Quand on envisage l'égalité sociale, la controverse prend une autre portée, car il s'agit de la fin dernière. Quelle est la bonne société? Celle dont tous les membres auraient même façon de vivre, ou au contraire celle qui se diviserait en classes dont chacune aurait conscience d'occuper une place déterminée dans l'ensemble, de se situer à un niveau reconnu de la hiérarchie? On peut, à la rigueur, admettre que l'égalisation des revenus soit unanimement tenue pour souhaitable. Il n'y a aucune raison d'admettre que l'égalité sociale semble à tous un idéal. Certains conservateurs jugent conf orme à l'intérêt commun de donner aux différents groupes le sentiment de l'inévitable hiérarchie. Il convient ' d'inculquer aux simples citoyens le respect des valeurs nobles, l'obéissance aux hommes authentiquement les meilleurs. Les fonctions supérieures sont exercées par une minorité ; il est bon que la supériorité de ce petit nombre soit reconnue. Le fait aristocratique subsiste en une civilisation industrielle. A le nier, on risquerait de contraindre l'élite à l'emploi de la force nue. Le développement de la civilisation industrielle ne tranche ni en faveur d'une Républiqued'égaux, ni en faveur d'une communauté · organique et hiérarchique. Selon que l'on met l'accent sur l'égalisation des revenus ou sur la différenciation des métiers, sur la diffusion des automobiles ou des postes de télévision ou sur l'échelle des traitements, on croit au rapprochement entre les conditions ou au maintien de classes sociales. L'expérience actuelle suggère que la structure des classes n'est pas déterminée par l'état économique; la distance entre les groupes n'est pas proportionnelle à l'écart entre les revenus. Les différences entre les manières de vivre ou les façons de penser dépendent de causes multiples, historiques et morales autant que matérielles. - B"blioteca Gino Bianco 7 Même si les manières de vivre doivent se rapprocher avec l'accroissement des marchandises à la disposition de tous, deux facteurs d'inégalité subsistent : le prestige et la transmission des privilèges d'une génération à l'autre. Une société industrielle de type soviétiquè comporte une hiérarchie plus nette, plus recon~ nue que la société industrielle de type américain. L'idéologie soviétique proclame que « les cadres décident de tout ». La fonction de commandement du parti communiste, des chefs civils et militaires est exaltée, alors que .la propagande, voire la doctrine américaine est individualiste, presque libertaire. La civilisation moderne est aussi compatible avec la défense et l'illustration du common man qu'avec l'éloge de l'avant-garde prolétarienne. Elle tolère provisoirement, en Grande-Bretagne, la survie d'une classe dirigeante dont les habitudes, le mode de vie, la façon de parler datent du siècle dernier et ne sont pas ceux du commun. Les néo-conservateurs se défendent d'idéaliser une aristocratie défunte, ils constatent simplement, affirment-ils, le fait aristocratique ; peu importe qu'il s'agisse de propriétaires terriens ou de directeurs d'entreprises, de magistrats ou d'hommes politiques. On doute, malgré tout,. que les cadres de la société industrielle soient comparables à une aristocratie du passé. Il y a un siècle, Renan voyait une contradiction essentielle entre l'esprit commercial et la noblesse. Tocqueville jugeait que les chefs d'industrie demeuraient pour ainsi dire étrangers aux travailleurs, à la différence du seigneur qui fut traditionnellement un soldat ou un propriétaire de terres. A une époque où la proportion de la maind'œuvre employée dans l'agriculture diminue inévitablement (elle est inférieure à 10 % aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, inférieure au tiers en France), à l'âge de la production en grande série et des armes atomiques, on compterait vainement sur les propriétaires de terres ou les officiers pour encadrer le peuple, comme on disait jadis. En attendant que le progrès économique fasse éclater les métropolis en petites communautés, quels peuvent être les cadres? Les métiers qui apportent le plus d'honneurs sont aussi ceux qui sont les mieux rétribués (non sans quelques exceptions). Employés supérieurs de l'industrie et de l'administration, entrepreneurs, hommes politiques, avocats et médecins, écr~vains et artistes à succès constituent ensemble les groupes privilégiés de toute société industrielle ; ils y exercent les métiers qui exigent le plus de qualification, qui imposent le plus de •
8 responsabilités, qui rapportent le plus d'avantages matériels et moraux. Les entrepreneurs privés et quelques professions libérales sont éliminés dans un régime soviétique. Les relations entre dirigeants d'entreprises et fonctionnaires de l'État, entre ingénieurs et professeurs, entre métiers d'action et métiers de méditation, la place respective des hommes politiques et des techniciens, varient de régime à régime et de nation à nation. Abstraitement, on se demande s'il est souhaitable que la distance entre la minorité, qui exerce les fonctions supérieures, et la masse soit la plus grande ou la plus petite possible. Les fortunes démesurées, les trains de vie seigneuriaux n'ont pas disparu, mais, à peu d'exceptions près, ils ont perdu toute utilité sociale. L'entrepreneur, l'inventeur, le propriétaire de journaux, la star de cinéma qui ont les moyens d'entretenir un yacht n'acquièrent pas de prestige supplémentaire par l'étalage de leurs richesses. Le prestige que confèrent encore dans quelques milieux les dépenses somptuaires est d'ordre inférieur; il ne vaut ni amour, ni respect, ni obéissance. Les fortunes mobilières pourraient être réduites sans inconvénients sérieux. Les privilégiés de la fortune, aux deux sens du mot, ne servent à leurs compatriotes ni de modèle ni de guide. Considérons le cas de la Grande- Bretagne, à maints égards typique. L'inégalité des revenus a été réduite grâce aux mesures fiscales. La distance demeure considérable entre la base (200 à 300 livres) et le sommet (5.000 à 8.000 livres après impôt*) de la hiérarchie. Elle est faible entre la base et le sommet de la hiérarchie ouvrière. Elle a diminué entre l'ouvrier qualifié et les détenteurs de traitements (fonctionnaires ou employés supérieurs). Simultanément, les statuts sociaux, manières de vivre et prestige, ne sont guère moins différents aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans. La mobilité sociale, à en juger d'après les statistiques scolaires et universitaires, ne serait pas encore considérable. « 15.000 jeunes hommes et 6.000 jeunes filles seulement entreprennent chaque année des études supérieures. 17.000 sortent annuellement des universités avec un diplôme. Dans la mesure où les inégalités de revenus et de statut social sont maintenues par un recrutement étroit de ceux qui exerceront les métiers les mieux payés, le climat et la politique de l'État des services sociaux (Welfare State) * L'intervalle est plus grand encore si l'on tient compte des gains en capital, non imposés. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL d'après la deuxième guerre mondiale n'ont que faiblement contribué à l'évolution vers un ordre de choses. plus égalitaire. » * Les partisans de la réforme du système d'enseignement espéraient que 20 % des enfants continueraient leurs études dans une grammar school jusqu'à 18 ans, et qu'un tiers d'entre eux ferait des études supérieures. Le résultat est autre : sur 650.000 jeunes, il n'en reste que 100.000 à 16 ans dans une école, 60.000 à 17 ans, 30.000 à 18 ans; plus de la moitié des enfants d'ouvriers non qualifiés ou à demi qualifiés échoue à l'examen de 5e année. 60 % des jeunes, en 6e année**, ont des parents qui exercent des professions libérales, intellectuelles ou semi-intellectuelles, dans les affaires ou l'administration (professions qui ne représentent que 20 °/o de la main-d' œuvre totale). Il serait imprudent et, selon toute probabilité, faux d'expliquer le pourcentage d'échec des enfants d'ouvriers seulement par le manque de dons. Les familles des classes populaires continuent souvent de juger anormal qu'un enfant reste à l'école au delà de 15 ans. L'éducation reçue au foyer contribue aussi à la réussite scolaire. L'égalité des chances, au point de départ, n'exigerait pas seulement la gratuité de l'enseignement, la multiplication des bourses d'études mais, à la limite, une similitude des conditions d'existence de tous les groupes. Une parfaite mobilité supposerait une égalité presque parfaite, et celle-ci impliquerait celle-là. L'exemple britannique prouve la compatibilité, au moins temporaire, de l'égalité juridique des individus, de la réduction des inégalités économiques avec le maintien rigide des distinctions sociales. La classe dirigeante par ses manières ·de vivrè, l'éducation de ses enfants, son langage même, n'est guère plus proche des foules qu'il y a cinquante ans. Peut-être la culture dite de masse crée-t-elle même un intervalle supplémentaire. Les spectateurs réguliers de la télévision ne sont pas moins éloignés des lecteurs de la bonne littérature que le peuple ne l'était jadis des nobles ou des notables. Les lecteurs du Daily Mirror ou des News of the World ne vivent • p~s dans le même monde que ceux du Times ou du Manchester Guardian. Si l'on a pour idéal de sauvegarder les classes sociales tout en accordant au peuple les bénéfices matériels de la civilisation industrielle, la Grande-Bretagne, * M. Abrams, Encounter, mai 1956, p. 36. ** En Grande-Bretagne, l'ordre des classes est l'inverse du nôtre. L'enseignement secondaire commence en 1 e (first form) et se termine en 6e (sixth form).
. R.ARON au xx: 0 siècle comme au xix 0 , demeure le chefd' œuvre politique de l'Occident. 11est douteux pourtant que le maintien d'une telle distance entre les classes soit conf orme à l'intérêt collectif ou durable. Même si les discriminations sociales ne suscitaient pas de ressentiments - et elles en suscitent ou en susciteront inévitablement - elles ont pour l'instant un inconvénient grave : elles réduisent exagérément le nombre de ceux qui poursuivent des études secondaires ou supérieures, elles limitent le recrutement des étudiants, des futurs détenteurs -des fonctions supérieures, elles ralentissent exagérément la mobilité sociale. A l'heure ·présente, on forme moins de diplômés que n'en exige le progrès économique (sans parler du désaccord entre la répartition des étudiants et les besoins de la société, qui se manifeste comme en France). En Grande-Bretagne à l'heure présente, tous les arguments concordent. Les distinctions de classes empêchent l'application du principe des chances égales pour tous. Elles seraient dangereuses,· même si ce principe était appliqué, parce qu'elles rendraient trop douloureuse la sanction de l'échec_ pour les moins doués. Enfin elles préviennent la formation de cadres, techniques et intellectuels, dont le nombre doit augmenter avec le progrès économique. Les mesures qui tendraient à favoriser la prolongation des études s'imposeraient raisonnablement, en dehors de toute préférence idéologique. En Grande-Bretagne, l'inégalité sociale pose un problème particulier en raison du système scolaire. Les écoles privées payantes reçoivent encore les enfants de la classe supérieure et les meilleures écoles secondaires ( grammar schools) sont séparées des écoles secondaires modernes ou techniques. La France ne connaît rien de comparable aux public schools, les sections classique et moderne sont réunies dans les mêmes établissements d'État alors que les comprehensive schools sont rares outre-Manche et sont loin de recueillir un assentiment unanime. L'examen d'entrée en sixième est en France le cauchemar des parents *, l'examen qui décide de l'entrée soit dans une grammar school, soit dans un établissement moderne ou technique a encore plus de gravité et de conséquences. Le niveau social des parents n'a pas moins d'influence sur le résultat de l'examen que les dons de l'enfant. Les radicaux, aujourd'hui, demandent des mesures qui atténueraient les avantages dont * Encore que l'enseignement privé permette de pallier les conséquences de l'échec . • iblioteca Gino Bianco 9 bénéficient les enfants des privilégiés, et qui rétréciraient l'écart entre les meilleures écoles secondaires et les autres. Leur argumentation est d'autant plus forte que certaines des réformes qu'ils envisagent pour l'Angleterre sont déjà appliquées aux États-Unis ou en France, qui ne connaissent l'équivalent ni des public schools, ni de la séparation entre grammar schools et écoles modernes. Le· recrutement des élèves de l'enseignement secondaire et des étudiants de l'enseignement supérieur est trop étroit en France parce que les différences de revenus créent, entre les groupes, une distance excessive. Du moins les enfants •qui entrent dans l'enseignement secondaire ne sont-ils pas répartis entre des écoles de dignité différente. A condition de ne pas entrechoquer des théories et de ne pas chercher de solution définitive, une coopération pratique entre les doctrinaires opposés ne sera pas impossible. Les radicaux ne nient pas que toute société, même démocratique, ait besoin d'une élite. Les conservateurs, de leur côté, reconnaissent que la diminution de l'inégalité des chances au point de départ répond au sentiment actuel de la justice. Dès lors, il est inévitable que le recrutement des public schools s'élargisse et que · les différences de qualité entre les établissements secondaires s'effacent progressivement, sans jamais disparaître~ Le néo-conservateur se félicite que le Welfare State ait apaisé les revendications populaires sans bouleverser l'ordre traditionnel. Le néo-socialiste déplore que la redistribution des revenus ou la sécurité sociale n'aient pas rapproché les classes. Cette opposition n'empêche pas l'action raisonnable en vue d'objectifs presque incontestables. La complexité croissante de la technique et de l'administration permet d'imaginer, à l'âge de la civilisation industrielle, aussi bien la hiérarchie que l'égalité. A l'heure présente, la biérarchie est, en une large mesure, héritée des siècles pré-industriels. La distance sociale, entre l'élite et les masses pourrait se reconstituer au profit des savants, des managers ou des psychologues. L'élite choisirait, parmi les mieux doués, les jeunes hommes destinés à l'exercice des fonctions dirigeantes. Les masses, satisfaites par un haut niveau de vie, obéiraient sans comprendre à ces démiurges lointains. Heureusement la tyrannie des managers ne répond pas plus à l'iaéal des conservateurs qu'à celui des radicaux. Peut-être même les premiers préféreraient-ils encore l'idéal d'une société mobile et égalitaire au règne des techniciens sans âme. La réalité se situera probablement quelque part entre le cauchemar (ou le rêve) •
10 de la technocratie et le rêve (ou le cauchemar) d'une société d'égaux. * ,,. ,,. Les résultats de l'analyse théorique rejoignent et complètent ceux de l'analyse historique. Droite et gauche qui se situent à l'intérieur des régimes mixtes d'Occident collaborent sans peine, parce que les statuts de propriété et les modes de fonctionnement n'apparaissent plus comme des absolus (socialisme, capitalisme) entre lesquels il faut choisir, mais comme des techniques dont l'usage combiné est possible, chaque combinaison ayant peut-être avantages et inconvéhients (celle qui assure la croissance la plus rapide peut entraîner une inégalité accrue). Cette coopération de fait n'exclut ni dialogue sur les moyens actuellement préférables ni opposition sur les buts eux-mêmes. Le dialogue sur les moyens est d'autant plus simple que l'homogénéité d'un pays est plus grande. En Grande-Bretagne, le programme de gauche comporte à la fois l'extension de la propriété collective et la réduction des inégalités de revenus. Tant que l'inégalité semble due aux fortunes accumulées et aux profits plus qu'à la différenciation des salaires et traitements, la gauche englobe dans le capitalisme qu'elle dénonce les écarts de revenus et les lois de propriété. Gauche et droite se retrouvent, en ce cas, pour épargner les « petits propriétaires », que leur pauvreté recommande à la bienveillance d'un camp et leur qualité de propriétaire à la bienveillance de l'autre, mais que leur faible rendement devrait exposer à la sévérité des deux. Même en un pays homogène, le souci de production ajoute une variable supplémentaire et complique le dialogue. Un « productiviste » de droite pourrait se résigner à la propriété collective pour accroître les investissements. Un socialiste pourrait consentir à un ralentissement de la BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL croissance pour éviter l'élargissement des intervalles entre les catégories de revenus. Le conflit des écoles et des idées devient inextricable dans les pays hétérogènes où la civilisation industrielle doit vaincre les résistances de l'inertie sociale. Plus sont larges les secteurs précapitalistes, plus les débats sont confus puisque les partisans de la propriété privée ont l'air de défendre à la fois des grandes corporations et les fermes naines. Plus la diversité des problèmes réels interdit la formation de deux partis, plus les théoriciens inclinent à substituer des antithèses abstraites à la complexité des intérêts aux prises. On imagine l'existence de deux blocs d'autant plus volontiers qu'ils existent moins. La transfiguration idéologique des débats est contemporaine des étapes initiales de l'industrialisation. La contradiction des objectifs derniers est-elle en train de réapparaître au delà de l'apaisement des controverses surannées ? Société hiérarchique, transmission des privilèges d'une part, société d'éga~, mobilité sociale d'autre part, constituent les deux représentations idéales, finalement incompatibles. Mais la civilisation industrielle amène une telle différenciation des métiers, elle exige une telle accélération de la mobilité que les doctrinaires sont, à chaque instant, dépassés par les événements. A quoi bon spéculer sur l'aboutissement ultime d'une évolution imprévisible? La divergence des options métaphysiques n'empêche pas la coopération raisonnable. Les réformes d'inspiration égalitaire sont et resteront longtemps encore favorables à la continuité historique. La civilisation industrielle reconstitue une hiérarchie au fur et à mesure qu'elle efface les distinctions traditionnelles. Les radicaux sont hostiles aux prestiges hérités, non aux élites nouvelles. Les conservateurs, hostiles au nivellement, sont tenus d'exiger de la classe dirigeante qu'elle se justifie constamment par les services rendus. Personne ne garde le dernier mot dans un dialogue toujours recommencé. RAYMOND.ARON
' ... -- . • .. DU CONTRAT SOCIAL par Léon Emery Le génie s'approprie tout ce qu'il touche : en 1752 Rousseau publie un petit livre dont il se déclarera plus tard fort mal satisfait et qu'il intitule Du Contrat· social; c'en est assez pour qu'on voie couramment en lui l'inventeur du mot et de la chose. Il n'y avait là qu'un lieu commun de la pensée politique, auquel le philosophe suspendait ses déductions et qui constituait sans aucun doute la pièce la moins neuve de son système. 11sera permis néanmoins d'aller à Rousseau non seulement par gratitude, mais pour lui demander un enseignement qui viendra moins de ses thèses que du mouvement et de la suite de ses pensées. On sait qu'il procède au début de son ouvrage d'une manière toute logique et géométrique, qu'il se place en cet absolu de l'esprit où surgissent les évidences. « L'homme est né libre et partout il est dans les fers » ; en une ligne voici posé le principe ou l'axiome, définie l'opposition entre la liberté personnelle et la servitude sociale. On ne peut supprimer, effacer aucun des deux termes, pas davantage les dissoudre en un compromis qui avilirait la liberté, qui affaiblirait l'ordre social devenu nécessaire ; il ne reste donc qu'à chercher la solution en une synthèse dialectique, en une intégrale conciliation des contraires. Rousseau croit y parvenir en faisant planer au-dessus de la cité la seule autorité juste, la « volonté générale » qui n'est pas une somme, mais une fusion transcendante des volontés particulières, une sorte d'harmonie mystique ; tout citoyen étant ainsi, simultanément et en chaque circonstance, gouvernant et gouverné et Biblioteca Gino Bianco· n'obéissant qu'à lui-même, le problème est résolu. Mais l'est-il ailleurs que dans la sphère des concepts, autrement qu'en une jonglerie sublime? Qu'a-t-on fait, sinon postuler cette « volonté générale», ·essence ou mythe, obscure divinité? Rousseau s'en avise d'autant mieux que, changeant de méthode, il ne craint pas de pénétrer consciencieusement dans les halliers de l'histoire politique, bien propres à faire naître en lui l'inquiétude et le découragement. « S'il y avait un peuple de dieux, il vivrait en démocratie »... ; mais c'est pour des hommes qu'il faut légiférer et l'on ne voit que trop ce que furent leurs républiques. Pour sauver une foi qui déjà chancelle, le philosophe requiert l'aide de la religion civile, donc d'une religion dite universelle et naturelle qui sera proclamée obligatoire, l'athée encourant aussitôt une sentence d'exil. Nous voyons bien que la « volonté générale » deviendra réalité dans la mesure où elle sera l'expression d'une communion, l'âme d'une Église ; mais il en faut conclure que toute cité est une théocratie, que toute autorité sociale suppose une révélation, un législateur inspiré, un clergé. D'ordinaire on s'en tient là, sans même remarquer assez que l'ouvrage, entrepris sous la poussée d'une véhémente revendication libertaire, s'achève par l'apologie de la discipline conservatrice et la condamnation de l'hérétique ; mais c'est Rousseau qui va donner ici un exemple de probité, car personne n'a jugé le Contrat social plus durement que lui, lui seul ayant le droit en pareille matière d'être sévère jusqu'à l'injustice. N'ira-t-il pas jusqu'à dire que le •
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